DRIIING ! DRIIING ! L'énorme écran-mur dans la cuisine-salon de Madame Fraise illumine rouge-vert-bleu, et une voix douce mécanique annonce « Appel de la Californie…accepter ou refuser ? » Sa fille la petite Framboise, rouge-rose-intense, saute de son pouf poire jaune, et appuie sur le gros bouton é...
DRIIING ! DRIIING !
L'énorme écran-mur dans la cuisine-salon de Madame Fraise illumine rouge-vert-bleu, et une voix douce mécanique annonce « Appel de la Californie…accepter ou refuser ? » Sa fille la petite Framboise, rouge-rose-intense, saute de son pouf poire jaune, et appuie sur le gros bouton écarlate en criant « oui, oui, la Californie ! » Madame Fraise se fige ; ses yeux blancs, gros comme des soucoupes, semblent se fissurer ; des lignes grisâtres serpentent autour de ses pupilles. Ses akènes blancs tirant vers le jaunâtre défigurent sa peau d'une telle façon qu'elle n'a aucune envie de répondre. Cela et aussi le fait qu'elle ne connait personne en Californie sauf sa demi-sœur avec laquelle elle n'a pas parlé depuis quinze ans…et pour cause.
« Allo, Gariguette, c'est Argenteuil »
Une silhouette mince verte, un peu terne en certains endroits, morphologie H, avance vers l'écran. Gariguette la reconnaît aussitôt. C'est bien elle, Argenteuil. Derrière cette Madame Asperge, tirant sur les ficelles de son tablier bleu marine se trouvent deux jumeaux, deux petits oignons verts ; leurs bulbes blanc brillant s'agitent de haut en bas faisant balancer leurs racines de couleur beige clair.
« Allo, Gariguette. On m'a dit que Maman Tomate est à l'hôpital, et que les infirmières ont du mal à arrêter le saignement. »
« Oui, Argenteuil. Les draps blancs du lit sont jaunis par son jus rose délicat qui coule goutte à goutte. Et ils ont trouvé plusieurs graines noires et dures qui sortaient de sa peau percée, et aussi des taches de couleur amalgame dentaire. Tu comprends, c'est sérieux. Elle moisit. C'est pourquoi tu m'as appelée ?»
« Évidemment, et aussi pour prendre de tes nouvelles »
Lorsqu'une petite boule de rouge éclatant arrive dans la salle, Madame Fraise la ramasse rapidement avant que Cerise, la cadette, n'atteigne l'écran. De fait, cette drupe ne cherche pas à interrompre la conversation ; elle ne fait que poursuivre à travers la pièce une libellule au corps mince, allongé, azuré, aux ailes noires et transparentes.
« Elle est mignonne, dit Madame Asperge, et son bandeau floral coloré est tellement chic pour une fillette ».
À ce moment la libellule s'écrase contre le mur-écran et tombe au sol, laissant une tache jaune et noire. Madame Fraise couvre les yeux de sa fille. « Ne regarde pas, ma puce ».
De la cuisine toute blanche de Madame Asperge, une fumée jaunâtre tirant vers le noir apparaît derrière elle. Un chou frisé, sa tête en flammes orangées, court vers l'évier. L'eau laiteuse du robinet éteint le feu mais elle crée un nuage gris-bleu au-dessus de lui. Sa mère voit rouge et rit jaune.
« Toi aussi, tu as des difficultés avec les gosses » dit Madame Fraise. Ça va de soi. »
De fait, elle est contente de savoir que sa grande sœur souffre de cette manière. Il y a quinze ans, Argenteuil l'a abandonnée pour aller vivre près de son père en Californie. Gariguette se demande si le vieux poivrot-Poivron, le père d'Argentueil au nez fraise qui ne s'accorde pas avec sa peau vert foncé, est toujours vivant. Elle plisse les yeux pour voir mieux le portrait de famille derrière Madame Asperge, une nature morte avec une explosion de couleurs arc-en-ciel. Des chayottes jaune-crème à côté d'un artichaut vert foncé aux nuances de violet. Une tête de brocoli avec sa fleurette dorée ; un chou-fleur aux taches grisâtres ; un butternut coupé en deux, chair jaune orangé d'où des graines noircies surgissent. Une aubergine violet foncé tirant vers le bordeaux en position vertical. Pas de Poivron donc il est mort. Tant mieux.
« Gariguette, dit Madame Asperge, crois-tu que Maman accepterait de me voir si je prenais l'avion la semaine prochaine ? J'ai tellement envie de me réconcilier avec elle ».
Qu'est-ce qu'elle est fleur bleue, pense Madame Fraise, qui broie du noir en ce moment. Rouge-vermillon de colère, elle crache du jus rose à l'écran et s'en prend à Madame Asperge.
« Tu sais que Maman Tomate ne s'en est jamais remise après ton départ, et maintenant cette agonie est aggravée par toutes ces mutations de couleurs. Mon père Kaki, maintenant de couleur orange foncé avec taches brunâtres, fait son mieux pour aider sa femme malade ; et moi, même avec mes responsabilités familiales, je suis toujours là ».
À l'instant, Framboise et Cerise, rejoints par leur grand frère Pomme, de couleur rouge orangé marbré, qui tient le bébé Groseille, de couleur rouge-rosé, forment un cercle autour de leur mère devant l'écran. Un mur de grenat, la fratrie corbeille à fruits font front à leur tante éloignée.
Madame Asperge continue de plaider en dépit de la résistance de sa petite sœur et de sa famille. « Gariguette, s'il te plaît, c'est peut-être la dernière fois que je verrai Maman avant qu'elle ne rejoigne les verts pâturages. Tu as raison d'agiter le chiffon rouge de cœur bœuf ; je mérite de recevoir une volée de bois bien vert et bien sec. Néanmoins, elle est aussi ma mère, et je veux lui dire au revoir ».
Tout d'un coup, le grand écran-mur commence à mal fonctionner. Une gamme de couleurs criardes s'explosent des deux côtés de l'Atlantique, des deux côtés de la famille élargie. Les images semblent s'entremêler en une forme brune foncée et terne jusqu'à ce qu'une lumière éclatante fasse vibrer le rouge et le vert pour créer un jaune vif.
Lorsque les images de Madame Fraise et de Madame Asperge réapparaissent, on ne voit que leurs visages.
« A quelle heure arriverez-vous tous à l'aéroport ? »