16 h ! C'est l'heure ! Vite !
J'accroche un nœud en tulle blanc sur la portière de ma voiture, et un autre sur l'essuie-glace, je les serre solidement pour le voyage jusqu'au parc Jouvet.
Je règle mes pédales et mon rétroviseur pour les ajuster à la hauteur de mes jambes sur talons.
Je porte la petite robe noire aux manches bouffantes, mes nu-pieds aux brides dorées, mes créoles en or. Je suis assise et je me souris dans le rétro, suis pimpée, je me lance un bisou.
Go ! Go !
Je me gare parmi la file de voitures décorées de tulle blanc, de fleurs fraîches.
Je franchis les grilles du parc Jouvet. Je me retrouve en haut du belvédère. Mes yeux se posent sur le panorama, en face le château de Crussol, à mes pieds se trouvent deux escaliers monumentaux conduisant à une grande fontaine face à la roseraie. Des roses de toutes les couleurs… mon père en a cultivé toute sa vie, paix à son âme…
C'est un lieu de mon enfance, il y avait dans ce parc un petit train, nous pouvions faire le bruit des indiens, dans le tunnel. A être des indiens, on pouvait !
Je descends lentement les marches et je me mets à la recherche des mariés, je ne suis plus pressée, je sens l'enfant en moi, gagnée par une nostalgie joyeuse. C'est comme un jeu de cache cache pour retrouver les invités et les mariés. Traverser le pont, aller voir les canards, emprunter une allée de platanes puis une allée de buis. Je rêve de Versailles où les courtisanes se rendaient au jardin pour se conter fleurette. J'aimerais bien tenir une ombrelle.
Les buis ont des formes d'animaux sculptés, l'art topiaire, mon père s'appelait Pierre et c'était un adepte de cet art. Devant moi, une poule immense presque effrayante et puis plus loin, un lapin, les oreilles dressées. Et puis…un loup. Je m'approche et mon œil s'hypnotise. Jamais j'ai vu d'autres buis en forme de loup, seul mon père est capable de les tailler avec autant de talent et de patience… voire des années.
Dans la maison de mon enfance, il ouvre le chemin de la propriété et sur une photo, mon fils le chevauche fièrement au côté de son papi.
Je me fige, je ne peux pas détacher mon regard de ce loup.
Je sens la présence de mon père dans cet animal au pelage puissant. Je me mets à caresser le feuillage qui devient pelage.
Mes doigts sentent la chaleur de la bête, le loup est agneau. Je chantonne et approche mes oreilles pour écouter son souffle et percevoir son cœur. Autour de moi tout devient flou, pastel, brumeux…
« Je suis là, c'est moi ! »
Je m'immobilise, mes mains sont pétrifiées, mon cœur accélère Boum Boum
Papa, c'est bien sa voix ! Je ne bouge pas. J'attends, je pense : il s'est sauvé jusqu'au parc Jouvet.
Et comme s'il m'avait entendu, la voix répond.
« Oui, j'ai déguerpi de la maison avant l'arrivée des travaux, je ne pouvais pas assister à la destruction de mon coin de paradis, ma terre découpée, l'arrachage de mes semences, la mort de mes arbres fruitiers »
C'est lui, je le sens, j'en suis sur, lui, pour qui la terre était ce qui est le plus important dans la vie. Il me semble que les prunelles du loup ont bougé.
« Tu es une des plus belles graines que j'ai vu pousser dans ce jardin bien que tu ne sois pas ma graine, c'est pour cela que j'ai pris encore plus de soin à te faire pousser. »Mes larmes coulent et deviennent des gouttelettes d'or sur le pelage du loup, mes bras enserrent le cou du loup avec toutes leur forces.
« Papa, tu me manques davantage depuis que tu es parti. »
La gueule du loup s'ouvre et hurle ces mots « tu es Grande, je t'ai arrosée de toutes les couleurs de la terre, de toute la richesse de mon
potager, de toutes les saveurs de mon verger. »
Mon nez coule en rosée sur ma poitrine. « Papa, j'ai envie que tu sois avec moi, que tu protèges ma meute, que tu chasses les renards,
que tu hurles pour m'éviter le danger.»
Je sens mes oreilles grandir et devenir des feuilles de buis tendres, mon corps fusionne en pousse verte, je respire l'air du parc à travers mes plantes de pied. Je capte le soleil par mes oreilles feuilles, la chlorophylle coule dans mes veines…
J'entends de sa gueule « Dans chaque arbre, je suis là. » Ces paroles libèrent de l'oxygène dans tout mon corps végétal. Je suis gonflée à bloc, mes joues sont rebondies pour la première fois de ma vie, je me sens solide et pleine d'amour.
Le temps s'étire, mes yeux se ferment au monde, je communie avec ma nature profonde.
Quelques instants plus tard des rires au loin, du monde qui approche, je sursaute La sculpture !
Elle est revenue dans son état naturel
Le mariage, les invités, je retrouve mon corps, ma tenue, j'ai des feuilles de buis sur ma robe, je suis toute ébouriffée …
J'entends : « Par ici !
Enfin ! Tu étais où ? Encore perché ? »
« J'étais parti regarder mon enfance, je cherche le petit train et l'emplacement du tunnel aux indiens. »