Par Sylvie Reymond Bagur le mardi 4 mars 2025
Catégorie: Textes d'auteur

Textes de Michel Castanier

​Certains lecteurs du blog ont exprimé le souhait de lire des de textes de Michel Castanier, en voici deux.

 
" Au petit matin, après le déjeuner qu'il prenait toujours avec une tartine de beurre demi-sel trempée dans son café crème, Victor Hugot – l'esprit enfin libre – alla se promener d'un pas dégagé par les couloirs de la Clinique des amours au milieu des brancardiers, des paniers à linge ensanglantés et des potences. Or, il dut l'admettre à son grand regret, si sa distance avec les patients qu'ils tenaient pour une arrogance bizarre,
– à son sens parler de l'Aimée est en gas­piller sottement l'âcre parfum avant qu'il ne soit suri – si sa timidité (ou son orgueil, ce qui revient au même) leur était odieuse, la défiance de ces gens égalait leur formidable indiffé­rence mutuelle. Ces hospitalisés du sentiment amoureux qui tous souffraient de maux, de plaies, de bosses, de fractures, de cas­sures, d'horreurs organiques et mentales, n'avaient que très peu d'attention respective, ils se marchaient sur les mots pour partici­per à la seule lice qui compte dans les salles d'attente : l'arène, la course de chars, le mât de cocagne, rivali­ser à qui aura l'opération chirurgicale la plus savante, la douleur la plus insou­tenable, la plus extra­vagante cicatrice, le plus extraordinaire des cas clinique.
Au Service des soins palliatifs où Victor vint trainer par curiosité, les plus cyniques avaient une amertume mal cachée, toute l'obscénité de leurs conciliabules entre les lits d'amertume à propos du brouillard de l'amour était née de cette bles­sure narcis­sique : l'attente du seau d'eau froide qui désengorge­ra de la chiennerie qui ac­cole. L'idéalisme ne se remet pas de nos petites batailles sexuelles, et ces grands blessés de guerre intubés en soins inten­sifs étaient d'autant plus brutaux et théâtrale­ment rigo­lards dans leurs lits d'agonie qu'ils étaient plus blessés. – Depuis que l'esprit de Victor Hugot s'était clarifié purita­nisme et obscénités étaient à son avis des ruses de la rai­son dialec­tique vers cette excellence heureuse : l'animal intelli­gent.
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Ces infortunés des passions amoureuses avaient acquis par leur entrée à l'hôpital une importance qu'ils ne s'étaient jamais soupçonnée, leurs maux y gagnaient l'honorabilité des grandes scènes d'opéra, ils étaient enfin ce qu'ils ne se savaient pas être, des individus à part entière, en somme des people locaux, il est vrai que le coût des antidépresseurs pour la Sécurité sociale donne du prix à la vie humaine au soir venu dans les fauteuils roulants, sous le porche des services hospitaliers.
Mis de bonne humeur par la pharmacie locale, Victor Hugot voulait recouvrer la bienveillance qui fut souvent la sienne. Accepter son prochain comme il est dans une confiance et une amitié préalable, il peinait. L'exaspération est rapide. S'envisage aussitôt le banal, le terne, l'ennuyeux. La monotonie inlassable de la plainte. La fleur du sentiment qui se fane dans l'eau croupie d'un crâne. La conver­sa­tion poussive de ces êtres en souffrance, la reconduite des mêmes hystéries roman­tiques et des propos prévi­sibles à peu de nuances près, l'agacement d'un radotage fade qui occupe tout l'espace du monde minutieuse­ment comme l'eau morne s'enfouit dans la moindre anfractuosi­té du cœur.
Quelle patience que celle de Victor Hugot au babillage sen­timental dans les chambres, aux bancs du parc comme aux tables du réfec­toire ! Comment rendre la nuance des coloris à ces êtres mono­chromes ? Où retrouver l'apaisement dans l'affection immé­diate, sans restriction, sans fatigue, bienfaisante pour eux comme pour lui. – Qu'à nouveau la vaste langue de la Tendresse lèche les larmes sur les joues des pauvres mor­tels – le cœur à battants ouverts !
Je crains qu'un abus de morphine n'ait amolli l'esprit de Victor Hugot.
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S'il y songe à sa sortie, respirant l'air du large porté par les ailes feuillues des marronniers du parc, le banc de béton massif et rectangulaire sur lequel il se repose un instant, comme on reprend son souffle, rappelle une étroite tombe
et par là même la grande difficulté à se déta­cher de soi – ce scandale – qui est chez beaucoup de créatures de Dieu la pire épreuve en amour comme en agonie.
Ce ne sera pas le cas pour son ami Edouard, qui fut la dis­crétion même depuis son berceau jusqu'à son lit de mort. À peine là. – On s'en doute, j'ai à parler de cet aimable fantôme à qui Victor rendit visite trop tard à cause de son séjour au Ser­vice des urgences.
La neige glissait sur les toits de tuiles de la maison de vie Lumière et Paix où nous fini­rons nos jours. Les parasols blancs en bord de mer (autant dire au bout du monde) sommeillaient, entassés comme d'énormes flocons. La plage était arrondie par la neige qui bril­lait, un peu mauve, en réverbérant le ciel. À cause de la luminosité des myriades de flo­cons, la mer était un grand puits noir. De toutes les chaises roulantes celle d'Edouard était la seule à l'écart et la plus proche de l'eau. – Elle était vide, hormis une chaude couverture délaissée. Les vagues battaient ses roues. Elle dérivera sans doute avec la marée. Dans la chambre désertée la veuve et Victor Hugot observaient le large à travers le reflet de leurs visages oscillant dans un coin de fenêtre avec une expres­sion terrible­ment farouche. – Ils ont touché du bout des doigts, presque timi­dement, leurs reflets qui se mêlaient et se confondaient sur la vitre."

irréalité qui se déploient. Le dernier fragment nous fait percevoir la triste réalité de sa vie qui contraste avec les autres fragments. Sans explication : par la répétition des « il y a », la juxtaposition des fragments et leur contraste, le lecteur peut comprendre, sentir, le désarroi de l'enfant.

« – Et il y a l'enfant. La balle dans la poche du short blanc et la balle envolée au soleil, il smashe, le soleil explose, il a un revers puissant, une mobilité insensée : il est partout sur le court ; il crie après l'arbitre, pensif sur sa chaise ; il engueule le ramasseur de balles, il éponge son front ; enfin il attend, courbé, les pieds en appui bien calés, et au lieu d'agir en force il lobe l'autre enfant avec une si subtile délicatesse ! Il salue le
public dressé sur les gradins de Wimbledon pour une standing ovation – — Et il y a l'enfant. Il plastronne, son habit de lumière tout blanc, tout serré, chemise à jabot et bas roses, lui tient trop chaud dans l'arène ensoleillée, mais pas une goutte de sueur ne perle à son front sous la montera en astrakan ; la bête de l'Apocalypse déboule sur la piste, il l'a attendue agenouillé devant le toril, image même du sacrifice humain à l'Art, la cape enroule le toro dans sa ruse en soie rouge et la bête se retrouve seule de l'autre côté de l'artiste, stupéfaite, déjà amoindrie ; l'enfant va se jouer la vie toute une fin d'après-midi dans la poussière et l'odeur âpre du fauve, de véroniques en passes de poitrine, jusqu'à ce que l'autre enfant qui lui sert de péon tende la muleta : le corps en forme de gracieuse parenthèse, si féminin, dressé sur ses chevilles de
toute une hauteur inimaginable, il pointe l'épée, il s'offre aux cornes, il s'abandonne, elle entre jusqu'à la garde dans le garrot ; le toro s'écroule d'un coup, pattes écartées, mufle au sol, la langue pendante dans la poussière. Le héros sort en triomphe de la piste, porté à dos d'hommes sous les cris des gradins, les envols de poussière, de chapeaux, de coussins, de boites de chocolats La Pie qui chante et de bouquets de fleurs–


— Et il y a l'enfant. Le micro qu'il serre dans sa main est la poigne de Dieu le tenant au-dessus de l'abîme : la salle en délire devant la scène qu'il parcourt en tous sens de bonds et de trémoussements ; son groupe est déchaîné derrière le chanteur, sa voix rauque étourdit la raison, il est dépoitraillé, ses cordes vocales vont se déchirer, de ses yeux en sueur il distingue à peine quelques visages tordus par les cris dans le parterre piqueté d'une multitude de briquets allumés sous le tournoiement des projecteurs ; son fameux, son inimitable n'a jamais été plus dément, les drums percutent les poitrines, un riff sanglote, le heavy métal est son royaume ; enfin son attention se fixe sur une jolie expression, de beaux yeux effarés, une bouche hurlante ; la salle bondée est un bateau qui chavire de cris et de danses primitives ; il se jette à l'eau : la foule qui le recueille à bout de bras comme un grand bouquet porté vers celle qui sera sa fiancée d'une nuit. L'autre enfant a recueilli soigneusement la guitare électrique Gibson Les Paul aux incrustations en métal forgé du plus bel effet et la dépose dans le cercueil d'un boitier–


— Et il y a l'enfant. Il avance un pion blanc qui n'a l'air de rien sur l'échiquier, la salle frémit : il a entamé l'ouverture qui porte son nom ; il privilégie le parcours déroutant de son cavalier, il pousse sa tour, repousse un fou contre la bande, il a une avance inexorable à la pendule, il n'a aucun besoin de noter ses coups, s'amuse d'une variante, double ses tours, élimine la reine adverse en deux coups élégants, l'autre enfant a
une goutte de sueur qui perle à son lourd front ; la chaîne des pions adverses se détériore, il maîtrise les diagonales, anticipe à l'infini, avance une marée de pions, il roque, il n'est jamais là où l'autre enfant l'attend, il mate ! Il peut jouer aussi bien au Cavalier de la nuit, à l'Impératrice, à la Sauterelle, il est le Maître de la géographie et du temps. La salle du Café de la Régence où se tient la Rencontre Franco-Russe
frissonne, émue aux larmes –


— Et il y a l'enfant. Il boxe l'autre enfant, crochète du droit, du gauche, il enchaîne, esquive, son jeu de jambes éberlue le public des connaisseurs, direct du droit au menton ! un cercle d'étoiles clignotantes se répand autour de l'uppercut ; il encaisse, les cordes du ring tremblent sous son poids, il est sonné, il tient le coup, il bloque, il est au corps-à-corps, il mord une oreille et, pour finir l'affaire, le plus infâme des crocs-en-jambe étend l'adversaire. L'Arena Garden exulte ! –


— Et il y a l'enfant. Il écrit, véloce, fiévreux, sûr de lui, les lignes s'additionnent, il tire la langue, il s'applique aux pleins et aux déliés, ses doigts sont tachés d'une encre bleue Waterman, c'est son blason ; il couvre la page de son bras, la joue dans le pli du bras, pour que l'autre enfant ne le copie pas. La pensée est agile, la précision du trait le mène, la composition des idées déroule, il n'écrit pas, il surfe sur l'écume de la plage blanche. Il a fini bien avant tout le monde et, son devoir remis, il s'éclipse par la porte de la salle de classe où la pluie printanière gifle les vitres. Il s'avance dans la cour d'honneur, solitaire, trempé, radieux –


— Et il y a l'enfant. Il tourne tout seul sur la piste autour du stade de football des Costières, il se bat avec son nounours et perd, il va et vient d'un côté à l'autre de la table de ping-pong pour se renvoyer la balle, il joue une partie de Solitaire dans sa chambre, il n'a pas de sous pour la corrida, son mange-disque Buggy Lansay n'a plus de piles, il guette le portique clos de l'école des filles, il baye aux corneilles dans la salle de classe pour la retenue par une après-midi d'automne sinistre. Il n'y a jamais eu d'autre enfant. Il pleure - »


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