Un livre dont le titre livre la fin de l'histoire : celle d'un amour mort, voilà un bel exemple de prolepse ! Tenir le lecteur pendant 160 pages en explorant les méandres d'un amour dont on connait déjà l'issue, la gageure est ici parfaitement relevée.
La belle écriture d'Emmanuel Berl nous transporte au cœur d'une vie sentimentale et sexuelle d'un autre temps, un temps où une jeune fille de la bourgeoisie n'épousait pas un juif, un temps où les hommes avaient recours à la prostitution de manière massive et cela dès le début de leur vie sexuelle. La séparation claire de la sexualité et du sentiment chez les hommes contrastait bruyamment avec la nécessaire réserve de la jeune fille qui attendait - avec tout de même de nombreuses exceptions - de se "donner" à celui qui serait son mari. La question de la séparation, du mariage, de la famille de ce tout début du XXème siècle, les éléments majeurs de ce récit, ne correspondent plus vraiment à notre expérience.
Alors, un tel sujet a-t-il encore quelque chose à nous dire ? Je répondrai à cette question, oui, beaucoup !
Mais à condition de quitter ses œillères lecteurs du XXIème, de s'extraire de l'état d'esprit qui anime trop souvent les lectures contemporains : les pauvres êtres du passé qui ne bénéficient pas de notre liberté ne sont pas intéressants. A condition donc de chercher, dans la lecture, la possibilité de découvrir d'autres façons de penser et de vivre et d'accepter d'y découvrir d'autres légitimités sans juger les personnages à l'aune de notre époque . Mais revenons au livre.
Remémoration des étapes de cet amour, nous revivons les phases d'un échec, et, plus peut-être que l'amour lui-même, la femme aimée ou le contexte sociologique, c'est la manière de mener ce récit qui importe. L'auteur nous livre une méditation comme nous l'indique le titre et c'est là ce qui fascine, des cheminements subtils, une psychologie complexe, faite de réserves, d'interdits et de séparation du corps et des sentiments.
Certes, il s'agit de refaire le trajet de cet amour, de chercher sa source, repérer ses étapes et ses retournements, mais cette exploration, l'envie de comprendre, de se comprendre, nous amène à des questionnements plus vastes. Qu'est ce que le courage à l'épreuve des impératifs sociaux ? Qu'est-ce que " l'autre" dans le sentiment amoureux : un prétexte, une abstraction ? Existe-t-il vraiment ?
Le texte s'interroge aussi plusieurs fois sur la question du romantisme. Le terme n'est pas défini clairement, il semble relié à l'idée d'exaltation, de dépassement. Il recouvre des enjeux à la fois amoureux et esthétique : enjeux de style, enjeux de rapport à la vie. Car, romantisme / réalisme, n'est-ce pas une alternative essentielle et indépassable entre deux façon de vivre, d'écrire ? «Dans les déclamations stériles ou dans les sécheresses médiocres» nous explique l'auteur : quelle magnifique formule qui résume tant de questions contemporaines d'écriture et de style !
Et justement, c'est la qualité du style de l'auteur qui donne à ces questionnements leur modernité comme dans cette évocation de la femme aimée : "...à la fois inconnaissable et donnée".
Un style précis, concis et lyrique à la fois, que l'on retrouve dans cette phrase : « Le rôle de l'amour n'est pas de nous faire sentir la fragilité des choses, mais de nous faire entendre le son profond de permanence que, malgré tant d'anéantissements et d'angoisses, rend quand même l'Univers. »
Et l'on perçoit comment des fonctionnements culturels et sociaux peuvent faire vibrer la sensibilité de façon riche et complexe. Une complexité qui n'est pas surannée, elle nous parle d'enjeux toujours bien réels : ceux du rapport à l'autre et à la société.
Peu à peu, le livre se saisit de quelque chose qui dépasse cette dimension sentimentale. Quête de la source et du délitement de la vie, de ce qui fait la vie, ses choix, ses non choix, il nous offre une aventure intellectuelle et psychologique, mais va bien au-delà.
«... et dans l'amitié que sa voix, et dans l'amour que son visage, et dans l'univers que son Verbe.»
L'existence de cet amour, l'impossibilité de se battre pour lui, est le lieu d'un expérience quasi mystique qui ouvre le texte sur une dimension métaphysique:
"« Ce n'est pas de ce qu'on lui oppose que meurt un amour. Dès qu'il possède une réalité vraie, Dieu seul peut le créer, Dieu seul l'anéantir».
Ainsi, au fil de cette remémoration, le narrateur renonce au bonheur ou même au mariage, mais rencontre une présence, celle de Dieu, présence, croyance, sur laquelle se termine le livre.
Le texte s'interroge : " Quels ancêtres portons-nous donc dans nos corps trop imprégnés de mémoire ? Et quels animaux palpitent, fils directs du vieil Océan, dans notre sang salé autour de nos os rocheux ? "
Et nous lisons ici l'erreur de notre temps : se croire libéré de ces fils, erreur qui nous expose à en lier bien d'autres, les cordages de l'ignorance et de la fatuité de ceux qui croient avoir compris ce que doit être la "vraie humanité".
Alors, je vous invite à lire ce livre pour la subtilité de son style et de son contenu et je terminerai par un exemple de cette qualité littéraire : cette définition que nous propose Emmanuel Berl :
« L'amour était pour moi la conscience d'une poursuite déjà commencée ».