Par sylvieB le lundi 16 décembre 2019
Catégorie: Textes d'ateliers

LES PARTITIONS DE JULES

Jules est solitaire. Au bureau il est entouré de toutes parts et pourtant il n'a jamais créé de liens et se contente d'observer, de loin. Parfois à partir d'une réflexion saisie malgré lui ou d'une émotion peut-être perçue, il brode et divague, ajoute des vies aux vies qui l'environnent. Oui, Jules est solitaire dans cette grande aire de travail partagé où il ne partage rien. C'est tout juste si les autres ont noté son existence mais ça ne l'étonne pas, cela a toujours été ainsi, il se sait transparent, n'arrête aucun regard, ne semble pas digne d'attention si fragile soit-elle. D'ailleurs à quoi sert-il dans cette entreprise? Les autres sont perpétuellement affairés, efficaces, utiles, comme solides, ça lui donne le vertige ce petit monde en mouvement qui distille des paroles rendues inaudibles par le brouhaha ambiant des exclamations, des sonneries, du cliquetis incessant des claviers. Cloisonné dans son petit rectangle de verre il est comme un point fixe, isolé au milieu de la tourmente, livré à son imaginaire et ne partage ni le même espace ni le même temps. Pourtant une chose le retient au travail, il aime trier, classer, étiqueter, ranger, organiser, s'évertuant à construire une harmonie entre les documents qui lui sont confiés. Il développe là un réel talent mais qui s'en soucie ? Qui l'a même remarqué ? Ça ne l'affecte pas car c'est ailleurs que cette inclination s'exprime. Jules adore chiner.

Il se rendait souvent aux puces avec sa mère quand il était petit, le dimanche en général. Il la suivait tandis qu'elle déambulait entre les différents marchés épousant à chaque fois un itinéraire qu'il ne pouvait anticiper, pour enfin en choisir un dont elle arpentait les allées, se dirigeant soudain vers ce qui attirait son attention : une forme, une étoffe, le scintillement azuréen d'une argenterie, s'éloignait un instant, semblait disparaître, revenait, sans stratégie apparente, d'un stand à l'autre, comme l'abeille qui butine sans que l'on devine quelle fleur sera finalement élue. Jules aimait la cartographie aléatoire qu'elle dessinait ainsi. Enfin, elle se décidait pour un achat qui viendrait compléter la myriade d'objets qui peuplaient indistinctement les pièces de l'appartement dans un débordement proche de la saturation repoussant très loin l'image de la ruche. C'est l'activité dont il se souvient le mieux, celle qui éclairait les ternes semaines d'école. En grandissant sa mère lui permit de vagabonder à son tour, sans qu'il ait à justifier quoique ce soit, pourvu qu'il ne s'éloigne pas trop. Avec son argent de poche, qui lui semblait une fortune en vérité, il achetait de menus objets, menus par le prix mais surtout par la taille, il s'était fixé ce critère. Il échangeait peu avec les marchands contrairement à sa mère. Jules n'a jamais été bavard, enfin, pas avec les autres. Il rentrait en général les poches garnies d'une multitude de petites choses, les installait dans sa chambre mais, comme pour s'opposer au chaos domestique, s'empressait de les classer. Il étirait ce grand moment sur plusieurs jours car le classement requérait, comme toute mission, beaucoup de soin.

Au début, il triait les objets selon leur forme, de l'angle vif d'un cube aux arrondis sensuels d'une broche, cela traçait une sorte d'écriture au fil des étagères dont le nombre à sa demande avait sérieusement augmenté.

Un petit incident le dirigea cependant vers une autre perception.

Un jour qu'il déplaçait une fois de plus quelques objets, il fit tomber une petite cloche suivie immédiatement par une bille qui roula sous le lit. La richesse des sons produits par cet enchaînement, la résonance cristalline du métal frappé, prolongée par le bondissement de la bille de verre sur le parquet, imposa la matière comme nouvelle catégorie de classement. Classement n'était d'ailleurs plus le mot qui convenait ; il agençait, associait ses trésors tels des notes sur les portées musicales que dessinaient les étagères. Il les accordait. La mission dont il s'était senti investi au début de sa récolte s'était peu à peu muée en œuvre sans qu'il en soit conscient. C'est ainsi que semaine après semaine, mois après mois, année après année, il avait constitué une sorte de collection qu'il déroulait comme une bande sonore. Poursuivant la composition d'une partition personnelle que lui seul avait le pouvoir de déchiffrer, créant tour à tour des menuets, des chaconnes ou des pièces qu'on ne pourrait qualifier, mais toujours savantes, il éloignait le silence qui régnait sur sa vie.

Dimanche. On ne rompt pas avec les rituels si facilement et la simple évocation de cet instant lui procure un frisson presque convulsif. Jules a repéré dans le journal que se tient à C…une brocante assez réputée où il pense moissonner avec succès. Avec l'âge son degré d'exigence s'est considérablement accru tant la complexité de ses partitions intimes réclame des choix rigoureux. Tandis qu'il remonte l'allée centrale, un peu en retrait, il découvre sur une table branlante recouverte d'un drap blanc trois ronds aux motifs géométriques et vivement colorés alignés comme trois points de suspension. Il perçoit cet agencement non pas comme la figure d'une incomplétude mais plutôt comme une invitation à prolonger, la promesse d'une suite à enrichir. Ces trois points lui indiquent quelque chose en passe d'apparaître

Il s'approche, hésite longuement, les effleure comme on caresse, s'empare de l'un d'entre eux puis doucement le fait tourner. Et c'est un saisissement, LA rencontre, le coup de foudre niché dans sa mémoire comme le début d'une longue liaison que rien ni personne n'est venu à ce jour troubler. Ce petit objet circulaire qui se love si bien dans la paume est un miroir, un tout petit miroir articulé au couvercle chamarré qu'il suffit de soulever pour basculer dans l'infini du reflet.« Combien ? » demande-t-il précipitamment comme si différer l'achat suspendait de manière insoutenable le désir qui l'étreint de posséder ces trois miroirs.

Il rentre chez lui sans tarder, préoccupé par le pressentiment que ces miroirs seront des notes discordantes rompant l'harmonie créée par les autres objets. Leur forme ronde, parfaite, régulière et par-dessus tout la magie qu'ils dissimulent imposent un nouvel ordre, de nouvelles règles. Ce n'est pas que Jules ait renoncé à composer, mais la mélodie qui s'écrivait sur les murs s'est brusquement tue, aussi brusquement que les miroirs sont apparus dans sa vie. Ces nouveaux venus vont lui permettre de créer une autre partition, plus visuelle que sonore cette fois-ci. C'est un choc, une révélation. Totalement exalté par ce nouveau projet il rassemble ce qu'il possède dans des sacs qui se gonflent bientôt de tous les objets accumulés à ce jour puis les étagères sont démontées frénétiquement oserais-je dire presque arrachées le tout dans une cacophonie indescriptible qui, contre toute attente,le comble.

Une montagne s'élève bientôt dans le couloir obstruant le passage, mais qu'importe, la pièce est maintenant vide, vierge, silencieuse. Il s'assoie délicieusement sur le sol, goûtant avidement cette nouvelle vacuité chargée de promesses puis il aligne ses trois conquêtes avec beaucoup de soin, directement sur le mur, pas trop haut car il veut pouvoir les toucher. Trois points qui débutent une histoire sans lien avec ce qui pourrait précéder. Saisi d'une émotion qu'il n'a encore jamais ressentie, il se recule, les contemple dans un affolement des sens, sentant surgir en lui une passion ardente.

Lundi. Jules retourne au travail, encombré de l'impatience d'être au dimanche suivant. Une sombre semaine d'attente s'annonce. Il s'installe face aux dossiers qui s'empilent. Il n'entend plus le brouhaha et songe qu'il ne va pas tenir, il transpire, pense à se lever, finalement se lève, se rassoit, se lève à nouveau, heurte sa chaise qui tombe à la grande surprise de ses collègues peu habitués à tant d'agitation de sa part, disons qu'ils le remarquent, tout à coup. Jules se confond en excuses puis file droit vers le vestiaire pour tenter de se calmer, de peur aussi que les autres ne remarquent le trouble qui l'habite et ne posent quelques questions. La porte du casier qui voisine le sien est entre ouverte. Jules n'est pourtant pas indiscret mais il se penche de côté, distingue dans la pénombre ce qui semble être le sac de M… il n'est pas certain… il reste tétanisé. « Si j'osais… » Doit-il tendre la main, risquer l'aventure d'une rencontre interdite, céder à une pulsion qui pourtant le paralyse. Alors avec un sentiment confus de culpabilité et d'intense liberté il plonge sa main dans le sac, tâtonne puis trouve le petit trésor espéré. Il l'empoche rapidement sans même le regarder et triomphe intérieurement. Avec quelle bravoure, quelle maîtrise il a mené l'entreprise. Fort de cette victoire il retourne à son poste presque irrité de devoir patienter jusqu'à la pause pour jouir de son acquisition. C'est un miroir dont les motifs trahissent le goût de sa propriétaire pour les entrelacs baroques. Il n'est guère surpris, on les retrouve jusque dans son maquillage souvent outrancier qui la font ressembler à un perroquet. Cette comparaison lui est venue un jour qu'elle arborait un chemisier imprimé de grandes ramures tropicales qui semblaient déborder et contaminer l'espace alentour. Comme il a dû piéger ses œillades enamourées, ses hésitations, ses angoisses peut-être. Il prend conscience aussi de la dimension assurément féminine de ces miroirs de poche, cela lui avait échappé, fasciné par l'objet lui-même plus que par sa fonction. Quelle perspective que de s'approprier ces modestes surfaces se sont mirés des regards inquiets ou séducteurs, des regards qui scrutent, contrôlent, corrigent l'image qui s'y reflète, la façonnent ! Jules exulte, tous ces petits gardiens d'intimité féminine vont lui dévoiler leurs secrets. Il entend déjà la pièce bruire des secrets que lui seul recueillera, il deviendra le confident unique et privilégié, l'historien, le biographe de toutes ces conquêtes. Il embrassera la totalité des émotions, il sera l'émotion même.

L'histoire débute bien. Dès ce soir, ce quatrième miroir va figurer comme la majuscule qui ouvre le récit.

En l'absence d'autres opportunités et contrarié de n'avoir pas eu l'audace d'ouvrir d'autres casiers, Jules attend les dimanches, les désire comme on attend une récompense pour sa patience, pour ce qui finit par constituer l'unique but de sa singulière existence. Il sillonne avec une frénésie qui n'a plus rien du butinage maternel brocantes et même vide-greniers dont il se détournait jusqu'à présent les jugeant insignifiants. Ses choix sont guidés par l'apparence des miroirs puisqu'il a compris lors de son menu larcin qu'elle révèle leur propriétaire.

Ainsi ce bleu pâle, ennuagé comme un ciel hésitant de printemps et sur lequel son regard coule lui susurre à l'oreille un propos délicat et serein. Ou peut-être ce rose, très proche, attentif et posé. Il adopte ce jaune lumineux aux petites écailles d'or plein d'énergie presque exubérant, ce carmin zébré d'un noir coléreux, irrité par on ne sait quelle déconvenue ou trahison,il faudra voir. Celui-ci le retient, il est un peu étrange, recouvert de fourrure et semble mélancolique, cet autre,dont les points s'affolent en tous sens, témoigne par des signes évidents d'usure d'une anxiété palpable. Celui-là sûr de son importance l'interpelle, remarquable par l'agencement de ses matériaux, mica, ambre, émaux qui lui promettent la révélation de mystères insoupçonnés, certains espiègles, d'autres surpris, maussades, exaspérés ou en passe de l'être.

L'imagination de Jules s'enfièvre au fil des mois. Comme pour sa précédente collection il se montre exigeant mais il agit non pas comme le compositeur qu'il a été mais comme l'amant qu'il est devenu.Déjà deux murs entiers palpitent et s'animent dès son entrée dans ce qu'il faut bien nommer sa thébaïde. Une foule d'émois, d'élans, de transports se conjuguent à la polychromie de la matière. Il frôle un miroir, l'ouvre tendrement, ferme l'autre avec réserve, l'effleurant à peine, il a son savoir vivre. Il les ouvre rarement tous à la fois de peur d'être débordé par un flot de confessions qu'il ne maîtriserait plus, auxquelles il ne saurait répondre. Parfois il élève la voix comme on gronde un enfant qui coupe la parole, parfois rassure, tente d'apaiser, attendri par une détresse qu'il sent poindre sans vraiment en cerner l'origine. Il crée des groupes, donne raison ou tort, tranche arbitrairement puis console, refermant d'un geste doux la paupière d'un regard effarouché par tant de véhémence. C'est un dialogue inlassablement renouvelé avec la multitude des reflets, avec le sien conjugué à celui de toutes ces femmes qui lui ressemblent et le rendent heureux. Pygmalion solitaire et souverain, il accède aux replis de l'âme de ses compagnes éloquentes qu'il sait avoir séduit.

Mais du fond de cette ivresse Jules sent, un jour, sourdre l'anxiété. Désemparé d'être traversé par tant d'épanchements il s'effondre de plus en plus souvent et se retrouve prostré dans un silence tranchant comme une lame, hostile. Cette blessure se creuse. Jour après jour le doute s'installent comme un poison et le rongent d'une fièvre permanente. Peut-il faire confiance à cette assemblée ? N'est-ce pas qu'un dialogue trompeur, des confessions mensongères. Ces regards qu'il croyait si bienveillants l'obsèdent, soudain accusateurs et sournois. Tous ces yeux le fixent, il n'y perçoit plus que son corps morcelé. La détresse l'envahit : Que se passe-t-il ? Il n'a pourtant pas été infidèle, son quotidien ne l'a-t-il pas conduit infatigablement et avec constance vers cet antre précieux qu'il vénère ? N'a-t-il pas su les écouter, leur parler ? Pourquoi tant de reproches ? Doit-il se justifier ? C'est une trahison, aucune d'entre elles pour le rassurer, apaiser sa douleur qui grandit, lui chuchoter qu'il se trompe, tout cela n'est plus conforme à la règle. Il n'ose presque plus les toucher, se dérobe, mais les reflets captent sans répit des fragments de lui-même, le déforment, l'écartèlent, le possèdent et le dépossèdent dans le même instant, son corps est à la fois présent dans une multitude et absent à lui-même. Cette constellation légère et complice pèse sur chaque partie de son corps. Se serait-il vraiment perdu dans ces doubles spéculaires ? Sa parole est un cri et déchire l'espace. Il entrevoit un monstre, ne se reconnaît pas, ferme les yeux mais les miroirs persistent dans les ténèbres, au-delà du regard, tels des surfaces d'encre devenues muettes. Alors Jules hurle, il a peur, effrayé par cette obscurité qui consacre la perte de son désir. Dans un sursaut de vanité il se dresse, haletant, casse, piétine, brise, écrase toutes ses conquêtes. Chaque éclat crépite et le blesse dans un grand rire. Une myriade kaléidoscopique jonche maintenant le sol.

Jules, au milieu, n'a jamais été aussi seul.

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