Par Françoise-Gailliard-Ghezzi. le samedi 23 novembre 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

La petite robe noire

Dong ! Dong ! Dong ! Le glas de son chagrin. Madeleine Savière enterre aujourd'hui le compagnon de toute une existence, celui des heures claires, celui des heures plus sombres. Devant la glace biseautée de l'armoire de leur chambre, elle finit de se préparer. Elle pose son sèche-cheveux, s'applique un peu de maquillage pour couvrir les cernes et son teint ravagé. Son chapeau à voilette l'attend sur le lit. Elle renifle, se mouche et, toute de noire vêtue, jette un dernier coup d'œil au miroir.

Scrutant son reflet dans la glace en pied de l'armoire, Madame veuve Georges Savière voit une vieille femme, oui, une vieille femme : teint cireux, visage las, affaissé, plissé, usé. Elle pousse un profond soupir, tamponne ses pommettes flétries, hésite à prendre son chapeau, le pose sur sa tête, le retire, l'emboîte sur ses maigres cheveux jaunis, remonte la voilette et, rageuse, finit par le lancer par terre. Non loin, les cloches égrènent leurs notes funèbres.

Elle approche une chaise devant la glace : une femme entre deux âges la regarde, des mèches poivre et sel voletant sous le souffle d'un séchoir. Elle sent la chaleur sur son crâne et suit le mouvement des mains autour de sa tête, l'une imprimant de ses doigts de menues poussées vers le haut pour gonfler la coiffure, l'autre évoluant autour de la tête tenant l'appareil dont le ronflement couvre le timbre des cloches. Elle n'entend pas la femme qui s'adresse à elle.Celle-ci s'impatiente, ses traits se déforment sous la colère. Alors, Madeleine éteint le sèche-cheveux : la femme a disparu. Incrédule, elle constate que sa chevelure est devenue noire, brillante et souple. Toute excitée, elle saisit sa brosse et commence à la lisser. Elle n'en croit pas ses yeux, s'ébroue, secoue la nappe soyeuse, colle son nez contre le miroir, s'en éloigne, frappe la glace : une femme âgée, obèse, vêtue de noir, vient lui ouvrir.

Des tenues sombres, il y en a plein l'armoire, mais pour la cérémonie, Madeleine Savière veut mettre son unique robe noire. Elle la sort d'une housse, la secoue, tente de la passer. Pas moyen de l'enfiler. Depuis combien de temps ne l'a-elle pas portée ? Elle a tellement grossi. Sa petite robe noire, dire que la fermeture au dos se remontait si facilement ! Heureusement, Georges est là qui s'empresse. Chatouillis et baisers sur la nuque. Il effleure la taille élancée : slicht, d'un coup il a refermé la robe. C'est vrai qu'elle lui va bien. Mais que fait-il ? Dans la glace, elle le voit souriant derrière elle, saisir le collier qu'elle a préparé sur la coiffeuse et le refermer d'un geste doux. Après cela, ses mains s'attardent sur son cou, le caressent délicatement et, peu à peu commencent à le serrer, le presser, le comprimer. Elle veut crier, n'arrive plus à respirer, se débat. Les cloches cognent dans sa tête.

Hoquetante, elle se retrouve seule devant son miroir, se massant le cou, un cou tout fripé qui pendouille…

Elle ne se reconnaît plus. Est-ce bien elle qui baise l'anneau du mari défunt et le glisse sur son propre annulaire ? Comme ses mains sont lisses et fines maintenant ! Et son visage ? Ayant désormais retrouvé sa fraîcheur d'antan, il s'harmonise si bien avec son opulente crinière. Radieuse, elle sourit à son reflet qui tend la main à Georges. Il lui passe la bague au doigt, tous deux courent dans la nef de l'église et ensemble, agrippent les cordes des cloches qui s'ébranlent et se mettent à sonner à toute volée. Les voilà tout là-haut, riant aux éclats. Vertige de l'ascension et de la redescente. Son voile se gonfle comme un parachute et finit par s'envoler. Elle atterrit en douceur. Ses pieds touchent le tapis de la chambre devant l'armoire.

Elle se plante un instant face à celle-ci, l'ouvre en grand et contemple les affaires de Georges. Il y a là un seul costume et quelques cravates pour les grandes occasions mais surtout des vêtements pratiques pour tous les jours. Un a un, les habits s'échappent des cintres et entament une sarabande autour d'elle. Elle saute pour en attraper un, finit par s'emparer d'un lainage, y fourre ses narines, et le respire passionnément. Elle sent le subtil parfum citronné de l'eau de toilette de son amoureux qui l'attire vers lui. Jeune, svelte, l'allure conquérante, elle se sait prête pour l'amour. Il l'entraîne en virevoltant et amorce un pas de danse. Les cloches jouent 'Le beau Danube bleu' au rythme des pas de la jeune Madeleine, ivre de bonheur, valsant aux bras du séduisant Georges Savière.

Elle chevrote les la la de la musique. Tend ses bras noueux vers les épaules de son cavalier. Avance vers lui, hésitant sur ses lourdes jambes où serpentent les varices. Ses yeux perdus dans ceux de Georges, Madeleine n'a pas vu les marches.

Et chute dans l'escalier.

Dong, dong, dong. Le glas du chagrin.

Georges n'est plus là pour pleurer Madeleine.

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