Par Jean-Francois Dietrich le dimanche 3 novembre 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

Crème de jour

L'imbécile, l'idiote, j'avais dit, 25 ans maximum, c'est précis, c'est net, et déjà comme ça, d'habitude, on se retrouve avec toutes celles qui ont moins de 25 ans, toutes celles qui pensent faire moins de 25 ans, celles qui croient qu'on pense qu'elles font de moins de 25 ans, celles qui aimeraient croire qu'elles ont 25 ans et celles qui pensent faire 35 ans mais qu'avec une bonne crème, ça pourrait passer.

Mais non, il faut qu'elle publie l'annonce dans ces termes :

« Pour tournage d'un long métrage, recherche « jeunes femmes » pour figuration. Nécessité d'être disponible tous les week-ends de janvier. »

Voilà, avec ces approximations, maintenant, on va devoir assister au défilé de la moitié de la gente féminine de la ville. Je ne sais pas pourquoi je supporte encore cette assistante, Mon assistante. 30 ans qu'on travaille ensemble. 30 ans que je dois subir ses à-peu-près, ses « oh désolée, j'avais pas compris », 30 ans que je la vois se consumer, se flétrir.

Moi, j'ai mon âge, je sais. Mais elle, elle a son âge bien tassé, comme ses whiskys. Elle a des rides partout où c'est possible d'en avoir, sur le front, au coin des lèvres, au bas des joues, dans le cou, même derrière les oreilles, des oreilles qui pendent à cause des boucles qu'elle a portées quand elle était jeune, des boucles lourdes comme des nostalgies, elle a le teint alerte de la clope, des soirées joyeuses et des matins brumeux, ses lèvres ont le goût de tous les baisers donnés, pris, volés, crachés et oubliés, des lèvres amères des mensonges qu'on est bien obligé de faire si on veut vivre, des lèvres à sourire parfois, elle a un front bas porteur des soucis de tous les jours, et des cernes qui montrent ce que vivre veut dire. Ses âmes sombres, elle les porte sur ses paupières, et ses cheveux mentent comme ils peuvent en gris teintés noir. Elle a la voix des alcools festifs ou tragiques, le timbre rauque des années perdues. Elle n'a pas le visage de sa pseudo-insouciance.

— Oh, jeune femme ou 25 ans, ça veut dire la même chose, elle me répond.

Non, ce n'est pas la même chose. Le hall est plein, il déborde. Des yeux par centaines qui me fixent, des bouches qui se taisent ou qui murmurent dans l'oreille des copines, des oreilles qui essaient d'entendre les consignes que je leur donne.

— Bon, vous passerez les unes derrière les autres, vous tenez le panneau avec le numéro qu'on vous a donné devant vous, bien droit, quand vous êtes devant ma table, vous vous tournez bien face à moi, vous gardez le visage neutre, pas de sourire, pas d'expression particulière, rien, neutre complètement. Pas la peine de rester dix minutes, vous vous tournez vers moi, vous restez trois secondes et hop, vous repartez. Vous attendrez dans le hall numéro deux pour savoir qui on retient.

Je vais devoir faire ce casting jusqu'à pas d'heure avec cette foule.

— Il me faut de la variété, a dit la réalisatrice. Je veux des femmes qui fassent femmes mais pas plus.

Et je me débrouille avec ça.

Je suis assise à ma table, stylo à la main, mon carnet posé à plat. J'ai un petit appareil-photo à côté de moi. Je respire à fond.

Je noterai le numéro de celles que je présélectionne, vaste liste de photomatons en chair et en os, de ces pâles figures toutes plus envieuses les unes que les autres de cette gloire imaginée qui allume leur regard. Moi, je m'en fous. Je vais être assise, là, à les regarder passer, je leur dirai d'avancer, je noterai quelques numéros, et je m'ennuierai attentivement et professionnellement.

Top chrono. C'est parti.

— Envoie le troupeau.

Et elles défilent.

Quelques anonymes, visages platitude, pas de reliefs, verdict page blanche, une avec beaux yeux clairs, petite cicatrice au coin de la paupière, intéressant, je note le numéro, celle-là, une légère dissymétrie du regard, son sourcil gauche est bombé, elle a juste ce qu'il faut d'étrangeté, je note, ensuite une série de lèvres pulpeuses sculptées au botox, une avec veinules atténuées à la crème au thé vert et germe de blé, quelques cous distendus et retendus par électrostimulations.

« Jeunes femmes », tu parles !

La numéro 53, les pommettes sont marquées, les joues un peu creuses, mais le pli du nez n'est pas trop ombré, le front large, elle pourra être une des intellos de la scène de la fac. Je passe quelques numéros sans surface.

Je deviens scanner, je deviens caméra, mon ironie s'est envolée, mon amertume feinte se défait, je suis peintre, je suis absorbée.

J'examine les yeux amandes, les yeux ronds, verts, l'iris en étoile, du bleu en étincelle, les pommettes pommes, les pommettes paumées, peau noire, blanche, rose, terre de sienne, ces fines rides, étoiles, le menton qui s'étonne, celui qui fuit, celui qui dit qu'il est là et « prends garde à toi », chevelure océan, tempête ou lagon, mèches épi blé-feuilles mortes d'enfance, ou gris précoce et bleu nuit pour le hasard.

Passent quelques numéros de rétinol spécialité sérum, des fronts de toxine botulique, ces visages qui essaient de ne pas se reconnaitre dans leurs miroirs, des coiffures qui essaient le balayage blond-roux pour balayer les inquiétudes, des addicts de toute la panoplie publicitaire des littératures magasinière soi-disant féminines, des charmes de patte d'oie qui se voilent la face sous les crèmes de jour, de nuit et d'illusion.

Mais pour le tournage, moi, il me faut des jeunesses de taches de rousseur, des lèvres qui embrassent comme on colle des timbres, des innocences qui se dévoilent en nez un peu trop longs, des oreilles décollées qui se cachent sous des mèches habilement voilées de brushing timide, des profils tout en angle qui prennent l'ombre comme on lacère la peau, des rondeurs de joues, franches, qui éclatent de lumière et de santé, des beautés, des mochetés, mais aussi des visages qui hésitent, des visages qui s'anonyment pour faire le décor du fond,

Casting des yeux : celle-là, des yeux qui disent je m'en fous, elle, des yeux de tous les jours, celle-ci des cils qui te repoussent loin de son âme, une autre, sourcils taureau et corrida, celle-là des yeux « Mon dieu je plonge » et ici la petite, des yeux qui vous prennent par le cœur, ok pour le premier rang.

Je note des numéros, j'en passe d'autres. Elles défilent, se tournent vers moi, visage neutre, certaines ne peuvent s'empêcher de sourire, dommage, je les laisse et délaisse.

Premier tour terminé.

Elles sont toutes dans le hall numéro 2. Elles attendent.

Je vais prendre un peu d'air.

Mon assistante lance les consignes du deuxième round :

— Celles dont je vais dire le numéro feront un deuxième passage devant la casteuse. Cette fois vous sourirez, vous ferez un tour sur vous-même et vous repartez. Compris ?

Je suis revenue à ma chaise. Mon carnet. Stylo en main. Appareil photo au cas où.

Deuxième défilé. Je les connais désormais, je les reconnais, chacune.

Chaque visage m'est déjà familier, la petite verrue du 47, le léger décalage de la bouche numéro 123 , les visages n'ont pas de symétrie, c'est en cela qu'ils sont particuliers et reconnaissables.

Je raye, je garde, impair et manque. J'aurai bientôt mon numerus clausus de figurantes, disponibles chaque week-end de janvier.

Et dans cette masse dessinée, le miracle a lieu. Ce miracle indépendant du casting, ou du moins qui n'en est pas la finalité. Un visage qui me touche, qui m'émeut. Je fais une collection secrète et personnelle. Lors des castings, parfois, ce visage particulier, ce visage qui a « quelque chose ». Alors je le prends en photo, je dis que c'est pour un book, au cas où, jamais ils ou elles ne refusent de se laisser photographier, trop heureux d'être élus. Je prends la photo et je garde pour moi, mon album personnel des visages du monde, de mon monde.

Cette fois, elle n'est pas jolie, elle a des sourcils épais, pas bien égalisés, le droit tombe même légèrement sur l'extérieur, ce qui donne une expression de lassitude, les yeux marrons évidemment, le nez mange un peu le visage, sans être pour autant trop long ou trop large, non, c'est sa banalité qui le rend trop perceptible, la bouche a cette particularité de sourire en baissant les commissures et non en les remontant comme chez la plupart des personnes, cela accentue la fossette du menton, petite ligne abricot ; le cou est gracieux, étonnamment fin sous ce visage quelconque, il est souligné par les cheveux lisses qui glissent autour de lui, des cheveux lisses qui parviennent tout de même à être ébouriffés, sans tenue, un décoiffage de petit matin ou de jour de grand vent, de femme pressée de prendre son bus, d'aller chercher les enfants à l'école, de ne pas être en retard au travail.

Voilà, c'est ça, je pressens ce qui me trouble, c'est la banalité de ce visage, sans beauté particulière, sans charisme, mais qui dit qu'il est là, qu'il vit, qu'il existe, que la vie n'est pas simple mais qu'on ne peut pas se plaindre, qu'on a des rêves à portée de main, sans trop de prétention, être figurante dans un film de cinéma, et qu'on se tient devant une table, un numéro à la main et qu'on sourit à une femme au visage fatigué qui fait le casting.

Et je comprends ma fascination, cette femme sans beauté est belle.

— Je peux vous prendre en photo ? C'est pour un book au cas où.

— Non, dit-elle doucement. Moi, je suis venue juste comme ça, pour voir.

Jean-François 

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