Elle pose nue, de dos, immortalisée à travers les yeux de son amant. Devant sa photographie, mise en lumière de façon magistrale, le spectateur ne voit d'abord qu'un violoncelle aux courbes gracieuses, la blancheur uniforme de l'instrument qui se détache sur le fond totalement sombre de l'arrière- plan, des ouïesartistiquement dessinées au crayon noir en surimpression de façon symétrique. Puis se révèlent une taille fine, des hanches à demi cachées dans un tissu soulignant le bas du corps, la naissance des fesses, une croupe très belle, celle d'une femme. Elle est assise, vraisemblablement au bord d'un lit, recouvert d'un tissu à carreaux noir et blanc. Son visage est tourné de trois quart vers la gauche, laissant entrevoir son profil, une boucle d'oreille à long pendentif, une mèche de cheveux. Elle est coiffée d'un turban à fines rayures, le port de tête évoquant toute la féminité d'une Simone de Beauvoir. L'image parfaitement érotique et sensuelle ne révèle aucun détail sur l'identité de la femme, son histoire, ses pensées, elle exprimenéanmoins de façon très oséela passion amoureuse du photographe. Devant cette image, se mêlent tout à la foisla grâce d'un corps féminin et celle d'un instrument de musique d'ordinaire taillé dans un bois d'épicéa et d'érable aux couleurs chaudes. J'imagine cette femme au corps parfaitement sculpté de dos, se mettant en mouvement, trempant délicatement un orteil dans l'eau , puis se dévêtant progressivement de ses derniers habits pour se glisser entièrement dans le bain, le plus discrètement possible, cachant ses seins que le photographe ne veut pas montrer. Je les devine pourtant fermes et tout en rondeurs exquises, comme je vois ses mains aux doigts très fins et agiles se posant sur l'archet d'un violon. Une musique légère, celle du clapotis de l'eau, résonne alors, discrète puis de plus en plus entraînante, et mon imagination me fait découvrir une femme au visage d'un ovale parfait, aux yeux légèrement trop écartés soulignés intensément de khôl, une bouche aux lèvres sensuelles, teintées de rouge foncé. Tout n'est qu'élégance et volupté dans le mouvement de cette femme qui se découvre peu à peu au son d'une musique de plus en plus intense et baroque. Je la vois enfin, entièrement de face, et m'apparaît alors le visage et le corps d'une femme, indépendante, s'offrant aux yeux de tous, chanteuse, danseuse et gérante de cabaret. Je la reconnais dans toute sa gouaille farouche, animant son corps de façon totalement érotique , éveillant le désir par le balancement de ses hanches, le lent mouvement de ses bras au- dessus de son visage, et ce regard de braise si intense qu'il capte celui de tous dans cette salle de cabaret, où les chansons d'Elsa Minelli retentissent maintenant, couvrant à peine les vibrations d'un violoncelle.
Elle, vous l'aurez reconnue, c'est Kiki, la Reine de Montparnasse, la muse et le modèle de tant de peintres et photographes. « Le violon d'Ingres », photographie surréaliste de Man Rey, son amant d'alors, directement inspirée de la baigneuse au bain turc d'Ingres, nous donne d'Elle une image idéale, icone parfaite et si belle. Ne nous laissons pas emporter par la nostalgie d'un morceau de violoncelle qui nous ferait découvrir un corps dégradé par le vice, l'alcool et la drogue.