Par DELPRAT Hélène le samedi 5 décembre 2020
Catégorie: Textes d'ateliers

Un parfum d'éternité.

Quand on a tout oublié, que la vie d'autrefois est partie ailleurs, que les présences les plus chères se sont envolées, il reste l'odeur, sentinelle immobile sur les remparts du château, silhouette furtive mais tenace qui s'insinue au travers des fissures de l'âme. Parce qu'elle est essentielle, parce qu'elle est primitive.

La maison a ses parfums bien à elle. Elle les a sans doute toujours eus.

Depuis deux siècles elle est nichée dans un écrin de verdure odorante. De puissantes notes de tête fleurant la térébenthine et le citron s'avancent en premier. Leurs molécules volatiles s'éparpillent dans l'air, surtout après la pluie. Elles viennent chatouiller le nez, la gorge et détendre les bronches, on a l'impression de respirer la montagne de Pierre sur Haute. C'est terreux, poivré, mentholé, intimement végétal, rassurant, complètement enveloppant, porté par une armée d'épicéas, de Douglas, de pins sylvestres, de sapins pectinés. Ces arbres soldats sont en général bien alignés, mais parfois quelques uns s'échappent, des déserteurs, des foisonnants, d'incorrigibles brouillons, des désobéissants qui débordent des talus. Il faut s'approcher d'eux, poser la main contre leur tronc, soulever les écailles de leur écorce pour découvrir le coeur même de leur essence, cette odeur de bois vif légèrement camphrée, à la fois austère et hautaine, genre « on me la fait pas à moi, je me donne avec parcimonie et pourtant si je vous pénètre vous ne m'oublierez jamais ».

Si l'on a le nez curieux etattentif on pourra tout aussi bien déceler une haleine fraiche rappelant la mousse, le bois humide et les glands frais. Elle est plus difficilement saisissable mais elle est là. C'est celle des hêtres, des peupliers argentés, des chênes rouvre, des frênes têtards qui bruissent légers dans le vent. En insistant un peu, il est possible d'y trouver sa récompense :quand de leurs pieds montent par bouffées des senteurs subtiles d'amande amère ou d'abricot et de prune c'est que des mousserons ou des girolles sont cachés dans l'humus, blottis au sein d'une terre noire, dense, épaisse, riche et grasse.

Pour découvrir la maison sous son meilleur jour c'est au printemps qu'il faut venir. Au mois de mai une douce fragrance vous accueille, sucrée, ronde, saturée, redondante. Au fond d'une petite cour herbeuse, un très vieux tilleul tend courageusement ses branches chargées de fleurs blanches et jaunes où bourdonnent des abeilles. Non, ce n'est pas dangereux et au final la fine sensation olfactive que l'on éprouve sous ses ramures est d'une suavitéexquise. On a presque le réflexe de se passer la langue sur les lèvres...

Ensuite,si l'on franchit les trois marches du perron cela se corse avec des nuances de tabac et de foin, des accents anisés, quelques relents de cuir. Les murs de pierre semblent avoir gardé au plus profond d'eux une odeur sui generis de cire et de miel. Elle roule sous les narines, mate, plate, herbacée, lisse à souhait. On est dans la petite pièce au rez de chaussée qui de tous temps a accueilli les différentes machines à extraire le miel. Elle est tellement imprégnée de l'arôme du divin nectar que chaque année ou presque il faut déloger de sa fenêtre les essaims nouveaux qui rituellement cherchent à retrouver les traces de leurs ancêtres.

Voici maintenant quelque chose d'épicé, de légèrement acide, un peu sur, piquant qui vient contrebalancer la douceur du miel. Une toute petite cuisine occupe l'endroit où se tenait autrefois la souillarde. Malgré la peinture fraiche des murs on peut encore déceler le parfum aigrelet du petit lait et du fromage qui fermentait dans les seaux de métal. Sans doute est il resté prisonnier dans les tomettes anciennes du sol... C'estsalé, pas désagréable, apéritif en somme, plutôt stimulant quand on veut y officier en cuisine !

Enfin, dans la grande pièce à vivre comme dans les chambres à l'étage plane discrètement une odeur que l'on discerne mal en temps ordinaire mais que l'on retrouve ensuite, tenace, sur ses vêtements dés qu'on a quitté la maison et qu'on l'a fermée pour l'hiver. C'est une senteur d'humidité fade, sourde, avec une toute petite pointe de moisi, rien de trop agressif, mais quand même persistant, un peu gras sans être sale, insidieux quoi. Si on devait lui attribuer une couleur ce serait du gris ou du vert de gris façon corrosion du cuivre ou encore du bistre ou du sépia. Une couleur du passé.Peut être cela provient des remugles de tous les habitants qui ont vécu là autrefois avec leurs culottes rayées à guêtres de cuir au rude fumet, leurs bretelles tombées par lassitude, leurs ceintures de flanelle chaudes des suées récoltées aux champs, leurs robes de coutil noir, surmontées des immanquables tabliers de satinette à fleurettes noires et blanches portant en leurs plis toutes les humeurs ardentes de la campagne : vaches, chèvres, chiens de berger, basse cour, terre des poireaux du jardin. ...

L'odeur de la maison, c'est son éternité.

2 Décembre 2020 – Hélène Delprat 

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