Cilia est de retour à Venise. Elle savait qu'elle reviendrait. "Revoir Venise et mourir"... Un pressentiment ? ...
La gondole ralentit, toute noire. Son fer de proue doré, dressé à l'avant. Des sièges de velours rouge attendent le touriste. Simon lui avait pris la main. Elle était montée. Heureuse. Ils étaient à Venise pour célébrer dix années de vie commune, sans faiblesse. Une histoire simple en conte de fée.
Elle avance tranquillement. Les ruelles sont étroites. La ville est ainsi faite. Ladéambulation se fait à pas lents. Ils avaient lu "Mort à Venise" pendant le voyage. Le livre les avaient bouleversés. Ils s'étaient amusés à reconnaître Tadzio parmi les jeunes gens qu'ils croisaient. Un jeu. Ce n'était pas facile de trouver une ressemblance. Tadzio était si beau. Tous deux, riaient chaque fois qu'ils percevaient un semblant de trait commun.
La queue interminable devant la basilique St Marc la décourage. Elle reviendra plus tard pour visiter l'intérieur. A l'heure où les touristes remplissent les restaurants. Bien sûr, elle prend le temps de s'enivrer de la beauté du lieu. Son amour pour Simon l'avait distraite. Elle n'avait pas été impressionnée comme aujourd'hui par l'exceptionnelle beauté des mosaïques. Les dorures. Les colonnes d'albâtre. Les dômes qui se dressent comme autant de mamelons robustes vers le ciel turquoise. Une architecture rare. Une exception artistique. Elle est troublée. Un face à face inoubliable.
Cilia se dirige vers le bassin de Saint Marc. Les touristes sont agglutinés sur le front de mer. Elle arrive à se frayer un chemin pour apprécier le Pont des Soupirs. Cet arc de pierres dressé entre la vie et l'interminable attente de la mort. Elle arrive devant le prestigieux Hôtel Danieli dans lequel ils avaient séjourné. Un établissement cinq étoiles face à la lagune. A leur arrivée la chambre n'était pas prête. Ils avaient pris un cocktail sur la terrasse. L'île du Lido dressée devant eux comme une illusion féerique. Ils avaient parlé de la fin du film de Visconti, un peu émus.
Elle ne reconnaît plus le hall d'entrée. Fait un selfie devant le grand escalier à la décoration typiquement vénitienne. Elle se dirige vers le salon. Elle s'installe dans un confortable fauteuil. Commande un chocolat. Servi, accompagné de traditionnels gâteaux vénitiens. Cilia se laisse porter par le romantisme de l'endroit. Le décor est un peu chargé mais reste cosy. Sur sa gauche un jeune homme semble dans l'attente. Elle le regarde discrètement. Il est brun, élégamment vêtu d'une veste claire. Elle pense à Simon. Ils avaient parlé de la fin du film de Visconti sur la terrasse. Si seulement il était là pour chercher, jouer avec elle : " Regarde ce jeune garçon là-bas. Ses cheveux sont aussi blonds que ceux de Tadzio. Son visage aussi pur. C'est troublant n'est-ce pas ? " Et puis elle se souvient ... Le Lido ... Le lido vu depuis la terrasse avec Simon.
Elle est soudain prise d'une envie incontrôlable de rencontrer l'auteur de Mort à Venise. Elle cherche le nom de l'écrivain. Thomas Man. C'est ça... Ils l'avaient sûrement aperçu lorsqu'ils étaient allés sur l'île. Elle ne sait plus. Thomas. Simon. Tadgio... Elle règle l'addition et se dirige vers l'embarcadère. A deux pas du Danieli.
Cilia prend un vaporetto qui la débarque un peu plus tard sur l'île du Lido. Elle court. Cherche. Interroge : "Pardon monsieur, pourriez-vous m'indiquer l'hôtel où a séjourné Thomas Mann ? " Ou bien : "Pardon, pourriez-vous m'indiquer l'hôtel où l'on a tourné Mort à Venise". On lui répond. Alors elle repart dans la direction indiquée. S'essouffle. Ne se souvient plus de ce qui a été dit. Tourne en rond. Entre dans un hôtel, au hasard. Affolée de ne pas trouver. Repose la question. On lui répond maintenant qu'elle est presque arrivée. Elle ressort confiante. Et soudain, là, face à elle, énigmatique : Le Grand Hôtel des Bains. Nimbé dans le mystère de la fin d'après-midi. L'intérieur est éclairé. Le contraste est délicieux. Elle entre, le cœur battant au niveau de ses tempes. A la réception, elle demande la chambre de Thomas Mann. On lui répond qu'il n'y a aucun voyageur inscrit sous ce nom. Alors elle s'énerve. Crispe les poings. Tape du pied droit sur le sol. Hausse le ton. Vous savez bien, l'auteur du roman Mort à Venise. Vous n'avez pas le droit de ne pas le connaître. Appelez le directeur. On ne peut pas être directeur de cet hôtel sans savoir que Thomas Mann y a séjourné. Je veux dormir dans sa chambre !
"Bonjour Tadzio" dit-elle au jeune homme blond qui vient d'arriver près d'elle. Il est accompagné d'une dame aussi blonde que lui. Probablement sa mère se dit Lisia. Il est si jeune :
-Je suis très honorée de vous rencontrer enfin ! Je savais que je vous reverrais.
- Vous faites erreur Madame. Je m'appelle Thomas Vigier.
- Ah ! C'est vous Thomas. Quel talent ! Mort à Venise. Une splendeur !
- Bonne soirée madame !
Simon, Simon. Nous étions tellement heureux quand nous parlions de Mort à Venise. Il y a si ...si ...si ...long ...Elle pose les deux mains sur sa tête. Elle a chaud. Très chaud. Elle se sent mal ... S'écroule. Figée dans la douleur.
Elle n'entend pas le directeur qui est venu la saluer.