Par DELPRAT Hélène le samedi 30 janvier 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

Pardonner l'impardonnable

 Le jour du face à face est arrivé, on l'a attendu, on l'a redouté, il est là sous nos pieds tremblants. Nous franchissons le pas de la porte, la salle de l'Association ressemble à une salle de classe. Delphine la psychologue a le sourire d'un maitresse d'école qui accueille ses élèves pour la première fois. Nous avançons vers elle, toutes les deux, maman et moi. Papa n'a pas voulu venir, vaincu par le chagrin, ulcéré, toujours aussi révolté. Il ne sait que dire :« ce salaud a pris quinze ans, nous avons pris perpétuité ». A quoi ça sert de ressasser ça ? Maman a insisté mais elle n'a pas réussi à le convaincre. On lui a laissé sa liberté. Pour moi c'est Fabienne du groupe de parole qui a fait pencher la balance. La balance, tiens, c'est marrant, le symbole de la justice. Dans la salle il y a cette affiche avec la balance tenue à bout de bras par une statue grecque. En noir et blanc avec Getty images marqué dans le coin inférieur droit. L'ai je souvent contemplée à chaque réunion cette femme au visage serein ! Fabienne avec sa voix douce et ses mains râpeuses qui ont saisi les miennes en disant : « il faut te délester de cepoids énorme Michèle, il t'empêche d'avancer ». Bien sûr… dix ans qu'on vit dans le drame de la disparition d'Aurélie, sa recherche, la traque du coupable, le procès, les incertitudes. Pas vécu, juste survécu, tout mis entre parenthèses... Bon, faut que j'arrête avec ça, sinon l'amertume va m'envahir à nouveau. Au début la douleur et la rancoeur étaient tellement immenses, je n'imaginais pas un seul instant aller jusqu'au pardon. C'est maman qui est la plus forte, elle s'y est résolue la première. Peut être parce qu'elle croit en Dieu ? Il y a eu ce jourqui a compté. On était toutes les quatre avec maman, Fabienne et Delphine, on s'est donné la main, comme pour faire une ronde. Mais on était assises. Fabienne nous a dit de fermer les yeux et elle a repris lentement les phrases que la psy avait consignées lors des précédentes réunions : « entrons en nous même, efforçons nous de reconnaître que c'est arrivé, mais que cet événement et cette personne ne vont plus contrôler nos existences. Pensons à Aurélie, elle n'aurait pas voulu que nous gâchions une seule seconde de la vie qu'elle a perdu. Nous empêcher d'être heureux n'est en aucun cas une preuve d'amour. ». Ces paroles, nous les avions choisies et assemblées ensembles. D'un coup on aurait dit qu'elles se dressaient tels des spectres, elles tournaient dans ma tête comme si elles dansaient sur le motet «Nulla in mundo pax sincera » de Vivaldi, celui que Delphine mettait toujours en fonds musical à chaque début de séance. Je n'oublierai jamais ces accords, de toute ma vie. Je crois que c'est ainsi que les mots ont fait leur chemin en nous. Pourtant, sans cesse il nous a fallu les répéter, comme des mantras. Ce fut presque un exercice quotidien auquel maman et moi nous nous sommes entrainées jour après jour. J'espère que cela sera suffisant pour supporter de le rencontrer, lui, à qui si longtemps j'ai donné le visage du mal absolu. Voilà, c'est le moment. Je vois les OPJ, les officiers de police judiciaire qui avancent vers nous avec le prisonnier derrière eux. Je me concentre, je m'applique à respirer lentement. Je m'accroche au sourire de Ghandi derrière ses ridicules petites lunettes rondes, à sa photo sur l'autre affiche au fond de la salle et à cette phrase : « La différence entre le possible et l'impossible se trouve dans la détermination ».

Il arrive devant nous, il est menotté. Il a vieilli, ses cheveux ont blanchi. Il a grossi. Sont bien nourris en prison ? Ça paraît presque irréel. On le fait asseoir, on attache un de ses poignets à la chaise, deux mètres nous séparent. Il baisse la tête. Son regard fuyant…. Jamais pu le croiser vraiment pendant le procès, jamais voulu peut être. Peur, peur et dégout. Je vais essayer, je dois essayer… Les policiers reculent au fonds de la salle. Voilà, ça va être à nous. Au secours les mantras : « pardonner ce n'est ni oublier ni cautionner, pardonner n'est pas une pensée qui vient de la tête mais un acte qui vient du coeur. ». D'accord... mais il faut qu'il le demande son pardon, de vive voix, sinon cela n'a pas de sens. Maman y a pensé en même temps que moi. Elle lui parle. Qu'est ce qu'elle dit ? Ah, oui elle lui demande s'il a réfléchi dans son coeur. Dans son coeur ! Elle est incroyable ma mère… Il a levé la tête, mon regard suit son mouvement, monte jusqu'à ses yeux : du marron avec du blanc autour. Il a l'air d'un petit garçon puni. A 50 ans !… Il ne va pas pleurer ? Si ! Il dit : « pardon, je vous demande pardon, je regrette de vous avoir fait tant de mal ». Maman tend la main. Elle va le toucher ? Non, de toute façon il est trop loin, c'est juste un de ces geste d'empathie dont elle a le secret. De son autre main elle prend la mienne, sa main est chaude. Elle dit : « Nous accueillons vos regrets, ceux que vous venez de dire et ceux que vous avez exprimés dans votre lettre qui nous a beaucoup touchées. Je crois que vos mots pourront panser nos blessures et nous permettre d'oublier, de revivre. Et vous, vous allez pouvoir poursuivre votre propre vie». Oui, c'est vrai la lettre a compté elle aussi, les phrases courtes, l'écriture maladroite, on aurait dit que cela venait d'un élève du cours élémentaire, des tous petits mots mais qui avaient le poids de toute une vie !… La balance, encore elle...Alors, à mon tour j'ouvre la bouche, je déglutis, des paroles sortent : « j'accepte votre demande, je vous accorde mon pardon ».

Un silence comme un soupir. Je n'aurais jamais cru pouvoir faire ça. Je l'ai fait, avec maman, grâce à elle. Est ce qu'Aurélie nous voit, est ce qu'elle sent la puissance de l'amour de maman ? J'espère qu'elle est fière de nous.

30 janvier 2021

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