Dans la queue une femme s'énerve ; elle manque d'éborgner ses voisins en ouvrant son parapluie. Menton frémissant, bouche amère, paupière coléreuse, elle grince entre ses incisives jaunies : 'pas la peine d'avoir réservé l'entrée en ligne pour attendre sous la pluie !' Derrière elle, conciliant, un diplomate à tête blanche et soyeuse la rassérène: 'allez, ça avance vite, on n'en a plus pour longtemps.'
Le Louvre, ça faisait des années que je n'y avais pas mis les pieds. Je veux d'abord revoir le Scribe accroupi qui m'avait tant impressionnée, enfant, à ma première visite. Il est là, assis en tailleur, ce lettré qui écrivait déjà il y a plus de quatre mille ans. Que note-t-il sur sa tablette de papyrus ? Des listes de marchandises ? Aligne-t-il des chiffres ? Relate-t-il des exploits guerriers ? N'est-il qu'un simple serviteur ? Je préfère le voir libre, en penseur transcrivant le fruit de ses réflexions. Teint d'ocre mat, paupières ourlées de khôl sertissant un iris de cristal bleu-vert, ses yeux semblent me suivre. Je ne peux me dérober à son regard qui capte le mien. Qu'a-t-il à me dire, lui, immobile immortel ? Cheveux sombres coupés ras sur un front lisse, hautes oreilles, nez droit légèrement épaté au-dessus d'une bouche fermée aux lèvres minces, figé mais vivant, il semble embrasser toute la sagesse du monde.
Allez, il faut bien s'en détacher. Je le quitte à regret pour d'autres merveilles. En haut d'un escalier, j'observe le monde qui s'agite plus bas, grouillement de têtes avec ou sans couvre-chef : longue nappe de cheveux châtain négligemment secouée par une fille mâchonnant un chewing-gum ; lunettes à califourchon sur la boule de billard d'un barbu corpulent ; foulard Hermès sur la neige bleutée d'une douairière le nez sur les étiquettes.Audio-guide à l'oreille, la mine contrariée, un senior tente de comprendre les propos susurrés dans son appareil... Sourire ravi sous sa tignasse ébouriffée dépassant d'une casquette à visière dans la nuque, un ado s'absorbe dans la contemplation des musiciennes aux nus pulpeux d'un concert champêtre.
Plus loin, une conférencière s'est arrêtée devant le Vieillard et le jeune garçon de Ghirlandaio. Entourée de son petit troupeau, la bergèredésigne l'aïeul au nez boursouflé. Le sien est tout aussi disgracieux, long, affublé d'une bosse qu'elle tente de dissimuler au moyen de lunettes qui glissent allègrement sur ce toboggan et qu'elle ne cesse de remonter d'un geste machinal. Sur le tableau, est-ce le grand-père ? L'homme pose un regard de tendre mansuétude sur le blondinet bouclé coiffé d'une calotte rouge qui, la main sur la poitrine accueillante de l'ancêtre, lève sur lui un visage pur et confiant.
'Hé, vise ce pif, une vraie patate !' lance un gamin à son voisin. Ah non ! Voilà que déboule une bruyante horde d'élèves. Nouveau troupeau, moins discipliné, celui-là, tandis que le premier se retire. Cette fois-ci le berger, est un mâle ; pas de vilain nez, non, un tarin plutôt banal surmonté d'une moustache hitlérienne qui jure avec sa mine bon enfant. Gloussements étouffés des sales gosses vite stoppés par le rappel à l'ordre du professeur. Tandis que celui-ci donne des explications, un collégien s'est caché derrière un copain pour cliquer sur son portable. Mèche en balcon surplombant un front penché sur son jeu, avide et salivant, le jeune déglutit des sons inintelligibles au vu des images qui surgissent. A ses côtés un rouquin boutonneux, joues rondouillardes, crinière frisée, le bourre d'un coup de coude : 'fais gaffe, il regarde par ici'.
Fatigant...
Il y a quelqu'un qui aimerait bien, lui aussi, s'amuser avec son smartphone, c'est le gardien. Assis dans son coin, il transpire un ennui abyssal. Bouche cadenassée, bajoues tombantes, il soulève sa casquette pour se gratter, laissant entrevoir un crâne gris, comme tonsuré, à l'épiderme plissé. Oh qu'il aimerait fermer les yeux pour se laisser aller ! Pas question, il doit surveiller. Alors, il se lève, fait les cent pas, et, la
ride soupçonneuse, guette : il ne faudrait pas qu'un plaisantin s'avise de commettre un sacrilège. Heureusement, il arrive que l'excentricité de certains visiteurs parvienne, bien qu'involontairement, à faire remonter ses zygomatiques.
Comme ce pseudo Salvador Dali, suivi d'une petite cour s'esclaffant à ses moindres propos, qui, lissant sa moustache, le sourire extatique, avait mis genou à terre devant la Belle Ferronnière immortalisée par Léonard de Vinci, et s'était exclamé en roulant les 'R' : 'qu'on me laisse me prosterner devant tant de génie !'
Mais c'est Le Titien, qui maintenant m'attire : sa Femme au Miroir n'est-elle pas le type même de beauté admirée à la Renaissance ? Carnation fraîche et sensuelle du décolleté qui ne réclame aucun bijou, blond rubis de la chevelure séparée par une raie médiane et dont elle tient une longue mèche crantée de la main droite, la gauche posée sur un flacon de parfum. Visage de trois-quarts penché, un air doux à la fois pensif et absent, elle peut apercevoir son reflet, de face et de dos, par le jeu de deux miroirs que lui présente un serviteur.
Pour contempler à loisir la jeune Vénitienne, je me recule et butte contre le chevalet d'un apprenti occupé à recopier l'oeuvre du maître.Il serre les dents, ferme les yeux : seul son visage qui se crispe trahit son impatience.
Je m'excuse et l'abandonne et bientôt tombe en arrêt devant le portrait de l'Homme au Gant, autre oeuvre du Titien. Bel homme, ma foi ! Tête nue, ce jeune visage au col entouré d'un frisottis de dentelle immaculée, imberbe, duvet de moustache, courte mèche droite sur un front élégant, dénué de tout orgueil mâle, semble mélancolique, presque inquiet.
Mais quoi ? On dirait que ses doigts remuent. Est-ce à force de le scruter ? Ça, alors ! Est-ce bien son menton qui a frémi ? J'ai la berlue ou quoi ? Cette fois ses yeux ont bougé et brillent d'une lueur conquérante. Non, ce n'est pas possible. Mon coeur s'accélère.
De partout fusent des exclamations stupéfaites : regardez, il a bougé ! Froissements de fronts incrédules, mains plaquées sur les bouches, hochements de tête les deux paumes sur les tempes, regards interrogateurs, en suspens, langues qui tournent en boucle. C'est complètement fou ! J'entends même : 'Il faut alerter la police !', alors qu'un garçonnet affiche un sourire en banane et applaudit : 'Maman, c'est comme au cinéma !'
Maintenant, le jeune homme s'est levé. Sidérés, on se recule ; la nouvelle s'est propagée et des spectateurs, de plus en plus nombreux, se massent devant le tableau. Face méprisante, traits déformés et cramoisis pour pousser sa voix, un homme hurle plus fort que les autres, et sûr de lui, vocifère : 'mais c'est une projectiond'images : tout ça c'est de l'intelligence artificielle !'
Le jeune homme n'a cure de toutes ces élucubrations. Déterminé, il enjambe le cadre et s'en écarte résolument. Abasourdis, tous crient, s'agitent, jettent des mots, se regardent, s'alarment ou se réjouissent. Pâle, affolée, impuissante à se faire entendre, une femme s'égosille : 'mais non, il est vraiment parti, le tableau est vide maintenant !'.
Médusés, le regard levé, impatients, haletants, tous suivent la course du jeune homme. Qui se dirige sans hésiter vers...La Femme au Miroir.
Dès qu'elle le voit, sa figure s'illumine. Elle lui sourit, se lève à son tour bousculant le flacon de parfum qui tombe. Elle a libéré sa chevelure pour lui tendre la main, que délicatement il saisit l'entrainant hors du cadre. Les voilà qui s'élèvent et la vague ondoyante des cheveux de la belle allègrement chatoie. Des 'oh !' d'admiration s'échappent de la foule attendrie, bientôt rejointe par le directeur du musée qui accourt essoufflé, en sueur, le visage décomposé.
Le serviteur, croyant à un sortilège démoniaque, s'est enfui à toutes jambes, laissant chuter les miroirs.
Le tableau est vide, le cerveau du directeur aussi. Le couple a disparu.
Insouciants, ils voguent avec grâce au-dessus de la ville. Je les soupçonne d'avoir rejoint là-haut, les amants du ciel : Marc Chagall et Bella sa bien-aimée.
En bas, témoins de ce prodige, tous se sentent orphelins. Les miroirs brisés lancent des éclats troublants et dans l'air flotte comme une fragrance de Quatrocento.
Françoise