Après le petit-déjeuner, Lola trotta vers la salle-de-bains en chantonnant. Elle retira son pull, le laissa tomber au sol et glissa la pointe, puis le talon de ses pieds nus dans les plis de maille orange. Une chaleur douce enveloppait son corps. Le soleil était entré tout entier dans la pièce, transformant les carreaux blancs en écrin de neige scintillant. Après des jours de brouillard, l'enfant sentit son cœur battre avec une énergie nouvelle. Ce matin, elle irait courir dans l'herbe mouillée jusqu'au fond du jardin pour inspecter les bourgeons rose pâle que le magnolia faisait grossir un peu plus chaque jour.
Lola plaça le marchepied en bois devant le lavabo, et, les bras tendus posés sur les côtés du bassin en faïence, elle approcha son visage de l'armoire à glace. Son nez frôlait la paroi froide du miroir, et son souffle y projeta un triangle opalescent. De près, elle ne se reconnaissait pas tout à fait. Son visage ovale, ses grands yeux verts-gris et ses lèvres charnues toutes gercées étaient bien présents, et elle se trouvait plutôt jolie, mais ce qui se reflétait à elle était un masque impersonnel, une face à la fois familière et étrangère.
Elle écarquilla les yeux et concentra son regard sur ses pupilles. Elles s'étaient agrandies et recouvraient presque entièrement l'iris, ne laissant qu'une mince bordure vert-gris encadrer la partie sombre. Elle frissonna, comme à chaque fois que son père éteignait la lumière du couloir alors qu'elle ne s'était pas encore endormie. Ses parents ne la croyaient pas, mais les monstres et les fantômes surgissaient dès qu'il faisait noir. Ils étaient malins, car ils arrivaient toujours à se cacher à l'instant où sa mère pénétrait dans la chambre. Lola se mordit la lèvre : des fantômes pourraient-ils sortir de ces disques d'ébène ? L'orifice de ses yeux semblait infini, comme un trou noir qui avale tout sur son passage. Plus elle se regardait fixement, et plus sa poitrine se resserrait, tressaillant de vertige au bord d'un gouffre.
Un jeudi pendant les vacances précédentes de Noël, à l'heure du goûter, alors que ses parents, son frère et son grand-père étaient sortis après une grande partie de luge dans la neige, Lola s'était écroulée de fatigue sur le canapé du salon à côté de sa grand-mère Madeleine. Elles avaient bu un chocolat chaud en savourant cet instant de repos près du feu. La lumière du jour se retirait et les flammes auréolaient les joues rosies de leurs visages. L'aïeule avait regardé sa petite fille intensément, avec une grande douceur, comme si l'enfant était son unique être aimé sur terre. Elle lui avait alors parlé de la religion. « Ma chérie, sais-tu ce qu'est la foi ? Sais-tu qu'elle apporte beaucoup de bonheur, de confiance en soi, et qu'elle permet d'avoir une vie spirituelle ? » Elle avait ajouté, d'un air un peu triste, « c'est vrai que c'est un peu plus compliqué pour toi d'aller au catéchisme si tes parents ne t'y encouragent pas ».
Lola se remémorait ce moment passé avec sa grand-mère. Elle lui avait expliqué comment, quand elle se regardait fixement dans l'armoire à glace de la salle-de- bains, et qu'elle se concentrait bien, elle pouvait, au bout d'un moment, se voir au fond d'elle-même. Qu'un jour, elle y avait vu son âme. Elle s'était vue comme si elle tenait une caméra et filmait une autre Lola debout sur un marchepied en face d'un miroir surplombant un lavabo. Sa grand-mère était restée muette et ses sourcils s'étaient creusés. Puis Max avait ouvert la porte de l'entrée en criant « salut tout le monde », et Madeleine s'était levée comme si de rien n'était pour l'aider à ranger les sacs de course.
Lola prit une inspiration, redressa son buste en arrière, s'avança, puis recula de nouveau, hypnotisée par le rond noir des pupilles qui s'élargissait dans l'ombre et s'évanouissait dans la lumière. Lorsqu'elle s'éloignait du miroir, l'abîme menaçante de ses pupilles devenait un petit point noir, une ancre au fond d'un lac. Mais cette eau calme n'était pas tellement plus rassurante. Car les yeux du miroir la transperçaient jusqu'au plus profond d'elle-même, comme s'ils savaient tout d'elle, depuis toujours. Lola se figea et plongea résolument son regard dans les disques émeraude. Elle devait s'empêcher de ciller sous peine de réduire l'intensité de l'expérience. Ses yeux la dévisageaient maintenant avec solennité, comme s'ils avaient des questions profondes à lui poser, des secrets à lui confier, des encouragements muets à lui prodiguer. Elle entendit sa voix grave s'élever : « quand je serai grande, je deviendrai une actrice célèbre. » Les yeux du miroir s'illuminèrent, et pendant plusieurs secondes, aucun battement de paupière ne rompit la connexion. Elle se sourit d'un air satisfait et descendit du marchepied. Il était temps de s'habiller et d'aller voir comment le magnolia attrapait le printemps.
Stéphanie R.