Par Josette N. le samedi 19 octobre 2024
Catégorie: Textes écrits hors atelier

Lettres en prison

Ça commence avec les livres, c'est une histoire de mots, de lettres ; mais ça passe par la prison avec les couloirs, les portes, les barreaux.

Au fond de la troisième division, la salle de classe bleue, la fenêtre grillagée et les regards d'hommes interdits de désir.

Ça flotte entre un titre de Détective « Le cambrioleur de 23 ans séduit sa professeure de 40 », et un texte de Marguerite Duras : « C'est alors, au bout d'un moment que la jeune fille a dit qu'elle préférait qu'il en soit ainsi entre elle et lui, elle a dit que ce soit tout à fait impossible, que ce soit tout à fait désespéré. »

Une longue correspondance, les mots et les aveux, le chantage parfois, mais un commun besoin d'histoire : d'histoire d'amour, et - ou - une partie d'échecs, avec les pièces qui se placent, la toile qui se resserre.

Les premiers coups sont lancés très vite ; la stratégie, inconsciente, devinée et acceptée renvoie à l'écho d'une faute imaginaire, aux fantasmes de l'enfermement, au besoin de lire, de rêver, d'entendre ces signes qui en recouvrent d'autres ; on joue sur la révolte, la tendresse qui barre la voix du désir. Insinué dans une lettre, retenu par les barreaux, sa violence même est un délice empoisonné ; que dans son errance il ait trouvé un objet sur lequel se fixer, qu'elle soit cet objet, qu'il la dépasse, elle le sait ; mais elle aime la douceur tendue qu'elle ressent à en être la proie consentante, absente et rêvée

La lettre interdite qu'on glisse parfois entre deux passages de portes ;qu'on oublie sur un bureau de collège avec ses graffitiinscrits dans le bois,

là, au cœur de l'absence et de l'interdit, c'est la voix du corps qu'elle attend, qu'elle provoque.

Elle ne veut pas penser qu'un calcul soit possible, qui seul la mette en scène .

Avant le premier contact avec la prison, un univers se pose :

panique et attirance.

Saint Genet, les menottes qui deviennent roses,

l'adolescent trop beau pour être condamné,

son cou offert à la caresse de la lame

Lieu de virilité provocante, de viols, de fange et de misère,

d'otages et de poignards.

Derêve. De cauchemar.

« Pour affronter la réalité », elle accepte d'enseigner là-bas.

On lui avait dit Fresnes ; la cour à traverser, les grilles : la première, la seconde, la troisième… On ne sait jamais quand elles arrêtent de se fermer. On lui avait dit le long couloir qu'un détenu, un numéro, cire régulièrement au risque d'y glisser.

Elle savait, c'était prévu.

Mais elle ne savait pas l'Horloge arrêtée au-dessus du fronton du portail, ni le poids et le claquement des grilles et des clefs, ni les fils de fer barbelés en spirales sur les murs extérieurs ; ni, surtout à l'intérieur, les filets tendus au premier étage, d'une balustrade à l'autre : le suicide interdit, mais concret, palpable entre les mailles.

Une tension entre silence et hurlements.

Un corps qui tombe.

C'est peut-être ça la première rencontre avec la prison.

Là — bas, dans la salle d'écoliers du fond, qu'on pourrait croire séparée des autres sans les trois étages de fenêtres grillagées qui lui font face, l'arrivée des étudiants.

Ils n'ont pas l'air de truands ; c'est quoi, un truand, à quoi ça ressemble ? Des cheveux rasés ? Des regards par en dessous ? Des poings de brutes ? Des corps marqués au couteau ? Ça a un air spécial ? Un regard, peut-être ? Rien en tout cas des airs bruts, butés, des portraits-robots.

Sourires et serrements de mains

Des hommes.

Qu'ils puissent être dangereux, elle l'oubliera vite ; d'autres, peut-être. Elle s'en rendra compte à son corps défendant : une nuit, à 3 heures du matin elle est réveillée par de bruits violents, et se retrouve hurlant devant la porte de son appartement, qui oscille, à moitié défoncée. Constat des flics : « Ils avaient un pied de biche » ; redoublement de peur rétrospective… mais quand elle dira aux étudiants qu'elle a failli être cambriolée, elle éclate de rire avec eux.

La voici coincée entre deux sortes de portes, qui ne peuvent être que défoncées ou hermétiquement closes ; elle n'arrive pas à faire le joint, à penser que ceux-là mêmes avec qui elle rit auraient pu être derrière sa porte. Ici, elle ne voit que des hommes qu'elle doit préparer à l'examen : enjeu : 3 mois de remise de peine.

Au programme ; « LES FLEURS DU MAL » parmi les premiers textes étudiés : Spleen ; l'explication a été mise au point ailleurs, presque familière, rassurante ; elle coule, d'abord, scolaire :

… « Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D'une vaste prison, imite les barreaux… »…

D'un coup, le voile des mots disparaît , les barreaux se dressent sur ces visages

Sans noms, ces visages.

Le texte s'efface, rendu à l'objet, au palpable, auxcorps entravés.

Plus tard, un autre poème :

« Mon cœur est un palais flétri par la cohue » :… flétri, marqué au fer rouge ; regard d'un détenu qui reprend « Marqué au fer rouge » : la marque n'apparaît pas : pas d'épaules cicatrisées, pas d'uniformes, pas de têtes tondues ; mais les menottes encore inscrites autour des mains, et les autres marques, invisibles : le poids des choses, le poids des portes ; des cris, des clefs.

Elle ne connaît pas, elle imagine. Elle se tait.

Eux ne se taisent pas.

Il est là possible de parler de ce qu'on croirait tabou. Comme à quelqu'un qui vient de perdre un être cher, on peut parler de la mort, à un prisonnier on peut parler de la prison,et même ne parler que de ça. Jusqu'où ? À quel moment la parole devient-elle blessure ?Quelle blessure ? Comment les mots s'agencent-ils en fuite, en nouveau rempart, en mur qui protège des autres, en corps étranger ; armure ?

Mots de chair, qui s'arrachent du corps et de l'âme pour en dire les frustrations, les blessures, s'enfouissant au plus profond, dans les silences ou le secret ; inoubliable oubli.

C'est de ces mots qu'il va s'armer pour l'interpeler, la conquérir, toute bardée de défenses qu'elle soit. L'angoisse et la solitude doivent se percevoir dans ses regards, ses paroles, ses silences, alors qu'elle se croit familiarisée avec la prison.

« Epilepsie », premier échange et première passe d'armes :prenant prétexte de Flaubert et de Dostoïevski, il se présente.

Le cours se poursuit, le mot fait écho, il ne sera plus oublié avec la brume sauvage qu' il porte en lui ; C'est plus tard qu'elle retrouvera le dernier vers du « Condamné à mort »de Genet : « Il paraît qu'à côté vit un épileptique ».

Désormais, il ne restera plus qu'à placer les pièces, avec quelques coups de force, quelques moments de retrait, quelques absences.

Il assiste d'abord régulièrement au cours, assis tantôt au premier rang, sous ses yeux, tantôt le plus loin possible ; longs regards transperçants, et, parfois, quelques paroles qui semblent plonger au sein de l'œuvre, l'éclairent autrement,'qu'elle attend pour nourrir son cours, comme un aveu.

Un jour, alors qu'ils sont tous sortis, et qu'elle est restée seule dans la salle de cours, il revient, lui serre la main et repart, sans un mot. Quelque temps plus tard, il s'absente ; elle le croise dans le couloir, avec d'autres détenus ; ils avancent en rangs, contre le mur. Un regard s'échange, au bord du sourire, intrigué et tendu d'un mur à l'autre.

Puis il revient sans donner d'autre explication à sa « désertion » , sinon un mot mystérieux l'accusant de maladresse. Elle ne comprend pas.

Il écrit.

D'un cahier d'écolier tout neuf, après plusieurs hésitations il lui tend une feuille: « Mes fenêtres », inspiré par Baudelaire : « J'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais ».

Un frisson.

Le silence s'est posé par delà cette nuit de la vitre, au-delà des murs et du temps présent, je surprends ce silence qui s'étire sur la grève des jours perdus. Les rues s'endorment, les murs se déchirent dans la voix mutilée du verbe ; alors les choses du monde se reposent, mais de l'astragale que tu cueillais, lentement s'exsude le songe centenaire et, malgré les chaînes de ma prison, le rêve cavale vers toi…

Je saurai te dire la légende, celle où je t'ai aimée de cette passion qui fait les fous ou les génies, et les damnés du vent .
Écoute, Nesrine, lorsque le vent se fait tempête et dévaste le monde ; quand certains rêvent de savoir rêver et qu'alors mon rêve ne me laisse pas de répit. Écoute Kaïra, comme ton cœur battait sans mesure le chant de l'immortalité fragile, et , comme, aux détours de ton geste, me découvrait les voiles, ceux de la dernière pudeur : cette chaude nudité où le regard se faisait brisure…

Nadja , dis-moi, le silence s'est-il posé ? Où est cachée la profondeur des mots ; ces mots magiques où tu m'avouais la blessure, là où le sang , rouge, coule et dessine une cavale que je buvais… Là où tu renaissais, où tu mourais tant de fois de ne pas savoir être orpheline de moi. Cette nuit, je te regarde , fixement, dans cette lucidité fiévreuse du lendemain des longues veilles, et, si le monde des choses est incertain, elles se dessinentdans le regard sombre de l'amour perdu.

Tu le sais, toi, l'écume du temps et un geste, un regard, un mot migratoire, migratoire…
Et ce n'est qu'un frisson, …. " je vous aime" AB

Le texte la bouleverse.

Du « je vous aime » final, elle sent la caresse, mais ne veut pas se l'approprier ; elle l'offre aux autres femmes, aux femmes d'ailleurs .

Pour elle, « mûre, ridée déjà », la déchirure d'une voix, des chuchotements incompréhensibles.

Plus tard, il écrira, « Nesrine, c'était vous »

Pour le moment, elle joue l'innocence, convaincue qu'avec les vacances tout s'estompera,mais la prison l'obsède ; tremblante de ne pas être à la hauteur de sa fonction, intriguée par certains pesants silences des prisonniers qu'elle attribue à ses failles.

Une nuit, elle rêve qu'ils sont l'un en face de l'autre, séparés par les barreaux d'un cadre en bois ; elle est la prisonnière.

Seul rêve de la prison, pour le moment, les images restent à la lisière, tyranniques, omniprésentes ; elles seront les agents silencieux de ses dérives.

Le dernier jour du trimestre, elle n'arrive pas à quitter ses étudiants, deux mois de vacances, la fin des cours pour eux, enfermés ; avec pour unique distraction les rares visites en parloir, sous l'œil des gardiens. Elle les embrasse ; il la saisit par les épaules, la regarde, un temps suspendu qu'elle emporte, absente à elle-même.

Une convocation immédiate chez le directeur la ramène à la réalité : on n'embrasse pas les prisonniers.

Ça devrait s'arrêter là ; mais déjà, prétextant une réflexion sur la poésie qu'il a glissée sur son bureau, il lui écrit ; elle répond en donnant son adresse personnelle.
C'est le commencement d'une correspondance plus intime, lettre après lettre, de plus en plus proche .

Elle envoie des livres : Rilke, Kafka, Lowry, Faulkner ; d'autres bruits, d'autres fureurs, qui, elles aussi, conduisent en prison : le procès, le suicide, lent ou brutal, l'alcool ; la solitude, toujours, et les barreaux, séparation sans recours.

Elle apprend la prison et ses habitants, les histoires des autres, ses histoires à lui : l'enfance perdue dans un foyer à Lille ; la passion pour une de ses sœurs ; la drogue, les cambriolages, la violence, l'ami d'enfance condamné pour deux meurtres.

Il raconte aussi ses amours blessées, un prof de sa première adolescence qui le recevait chez elle, l'emmenait en vacances et à qui il offrait des fleurs avec de l'argent volé. Invente-t-il ?

De sa femme, d'abord, il ne parle pas ; puis de moments heureux ; puis de souvenirs douloureux : l'annonce , au cours d'une de ses visites, qu'ellelui annonce qu'elle le quitte pour un autre du même prénom.

« Une histoire d'amour qui s'est brisée sur les vitres du parloir »

Elle réalise plus tard que c'est à peu près de ce moment-là que date leur correspondance.

Elle ne met jamais en doute ce qu'il écrit comme s'ils tissaient l'histoire ensemble.

Un roman à deux voix s'ébauche. Serait-ce une partie d'échecs ?

Peu à peu, la cellule devient familière, avec ses échappées vers le ciel, les bruits de la journée en écho, incessants ; cris, interpellations, clefs claquant les unes contre les autres, ouvertures, fermetures, ordres. Le silence, enfin, à minuit, jamais total, lorsque les lumières s'éteignent.

Il décore les murs des images qu'elle lui envoie et qui disent toutes une beauté désespérée ; d'abord rien de féminin puis des visages de femmes, cachées derrière le voile de Knopff ; puis des corps qui rêvent, solitaires, abandonnés, offerts.

Et, il y a les échecs… les échecs « phéériques », une poésie. Un tournoi entre détenus est un véritable événement, les paris se font à l'étage, mais quelque chose dépasse le jeu : « je gagnerai avec toutes mes incertitudes, je gagnerai ». Il gagne.

A-t-il joué ?

Le reste sera comme embué, flottant. Les feuilles couvertes de la petite écriture apparemment nette et sage, la boîte à lettres vide ou pleine sont littéralement obsédante, seule réalité malgré la folie des corps séparés ; le désir vit et s'accroit de cette séparation même.

Errance, arrachement, rêve, douceur douce d'un dialogue qui croit se construire ; illusion de limpidité qui les perd dans une opacité croissante. Pas un geste qu'elle n'accomplisse dont il ne soit le témoin absent. Un jour, il lui écrit une « dérive ; des pas dans les pas ». C'est ça. Toute parole lui est dédiée, et celles qui n'osent pas se dire,crient dans les silences et les blancs du texte.

Les lettres comblent le temps des vacances scolaires. Tout effort pour se retirer est impossible, d'autant plus que la maladie revient… La solitude d'une crise d'épilepsie, dans une cellule, de l'imaginer simplement, elle ne supporte pas. D'autant plus qu'en période de crise, il écrit peu, les mots semblent échapper, informels, parfois incohérents ; l'écriture même est comme un cri silencieux entre les lignes et les lettres espacées.

Convalescent, il raconte sa première crise, telle que sa mère la lui aurait racontée, en ajoutant : « Meshoud, habité, hanté… ». Il est tout enfant ; son père, déjà installé en France vient accueillir la famille à l'aéroport. Quand il veut embrasser son fils, celui-ci le repousse. C'est la première gifle et la première crise, oubliée ; une autre, dont il se souvient, lui ressemble étrangement : adolescent, il a battu son père qui l'a giflé et maudit « pour sa vie, pour sa mort et pour l'au-delà ». C'est aussi le début des fugues et d'autres pertes de conscience.

« Habité, hanté »… par un père qui revenait, ivre et tenait les enfants éveillés pour leur raconter son histoire magnifiée, réciter des contes arabes ou des versets du Coran ; un père qui a transmis ses blessures d'avoir été arraché très tôt à ses parents, puis à sa terre trahie ; l'Algérie désertée par un engagement dans l'armée française.

Un père fou, un traitre.

Elle pense alors à l'Algérie, faute de toute une génération ; à sa propre enfance d'après guerre, protégée, privilégiée ?... Mais les portes qui claquent, les scènes, les cris… ; sa tante folle qui tournait en ressassant pour elle seule tout le mal qu'elle souhaitait à ses voisins

Elle pense.

À la gifle qu'elle a donnée à sa mère dont elle garde le rouge au front ; à ses fugues qui ne duraient jamais plus d'une heure,
À son père, sa main d'enfant blottie dans la sienne, rassurée, à son odeur, leur complicité.

Et la mort, fulgurante. Une béance dont elle ne s'est jamais remise. À jamais sansrempart.

Deuils sans fin ; d'être écrites les plaies s'ouvrent à nouveau, nourries des siennes à lui. Et là-bas, sur les routes de campagne qui l'éloignent des barreaux, elle rêve de mots dont la caresse abolirait la souffrance, la mémoire du corps blessé pour le rendre à lui-même intègre, nouveau-né.

Elle écrit, chaque jour :les choses qui l'entourent ; le grenier qu'un déménagement a laissé à moitié vide, avec encore quelques livres, une table, un lit et les photos sur les murs. Les balades et l'arrière-pays brumeux ; l'étoile qu'il voit peut-être, entre les barreaux… s'il suffisait de tendre la main !

L'histoire se précise et se fait de plus en plus floue. Elle recrée un parcours, malgré les silences. Les écritures qui changent paraissent modelées l'une sur l'autre dans un réseau de mots et d'expressions communes.

Le « vous » est de rigueur. Deux seuls « tu » jailliront avec la violence d'une caresse interdite.

À la rentrée, il est libéré.

Je vais le chercher.

Il s'éloigne, grand et élancé, élégant, de la prison.

Libre.

Le temps des lettres est passé. 

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