Par CRAY le samedi 22 février 2020
Catégorie: Textes d'ateliers

LA FOLIE - Vue de l'extérieur

Le voilà encore juste à temps 7h57 le cours commence à 8h au milieu du campus, ira-t-il directement à l'amphi A, ils l'attendent tous et les retardataires se cherchent une place sur les marches de l'escalier central.

De toute façon, il ne les voit pas.

15mn pour les 300m qui le sépare de la salle.

As t'il réfléchi à la dernière équation qui relie la physique des fluides à la physique quantique ?

Au coup sur l'échiquier qui l'attend chez lui où il piégera la reine pour atteindre le roi ?

Le concierge a noté ce jour là qu'il avait fait le tour de tous les amphithéâtres avant de revenir là où tous les lundis à 8h depuis 6 mois il donnait un cours de physique des fluides appliqués.

Il entrait par la petite porte pour accéder directement à l'immense tableau que maintenant lui seul utilisait puisqu'il avait l'air d'ignorer l'imposant vidéo projecteur relié au plafond par un bras pivotant et l'ordinateur qu'il dédaignait.

Il lui arrivait d'écrire les démonstrations de droite à gauche pendant qu'il expliquait puis reprenait la suite de gauche à droite pour très vite effacer les premières lignes.

Après 6 mois de cours les étudiants s'étaient organisés en duo pour recopier tous les équations et démonstrations.

Lorsqu'à la fin du cours un seul tentait de s'avancer vers lui, il l'arrêtait à distance d'un brutal

Il est sorti du campus ce jour là à 11h02, le concierge avait noté qu'il avait pris seulement 2mn pour revenir à sa voiture, « il n'est peut être pas aussi fou qu'on le pense » se dit il.

Il avait l'air sportif habitait à 500m de la faculté et depuis 10 ans qu'il était là, il ne l'avait jamais vu arriver à pied.

Qu'est ce qui l'en empêchait ?

Lorsqu'il était détendu, il lui lançait une blague ou une énigme mais le concierge ne savait jamais s'il devait rire ou faire semblant de comprendre.

Certains disaient de lui qu'il était compliqué, tarabiscoté, torturé, subtil et même drôle mais pour lui c'était avant tout un azimuté, givré, évaporé, timbré, insensé, énigmatique, indéchiffrable, étrange, voilé, irréel.

Des 250 étudiants qu'il côtoyait maintenant tous les lundis de 8h à 11h à l'amphi A aucun ne pouvait lui attribuer le même adjectif.

Personne n'aurait pu faire ni pari ni pronostic, puisque personne ne savait rien de lui.

Ils ne pouvaient qu'observer ses gestes saccadés lorsqu'il décidait de se retourner brusquement, ne le voyait que de dos , n'avait jamais le temps de déchiffrer son visage si brièvement aperçu.

Les corrections de devoirs étaient tantôt un gribouillis tantôt une équation absolument inconnue à tous les livres de physique de la bibliothèque.

Et pourtant les notes semblaient correspondre exactement au degré de compréhension et de motivation et d'implication de l'étudiant.

Pour le doyen c'est ce qui resterait le seul mystère non résolu de salongue carrièred'une des plus grandes facultés françaises.

LA FOLIE VUE DE L'INTERIEUR

Ce matin encore, tu as les yeux rivés sur la caméra pour noter mon heure d'arrivée : 7h57.

Je suis là moi aussi dans ta guérite de gardien à regarder les caméras qui projette mon image ou est-ce mon ombre ?

Où suis-je réellement ?

Je vois tout, je sais tout, je suis omniscient, ce matin, je suis aussi omniprésent et je vois mon regard halluciné s'allumer au milieu d'un visage que je ne reconnais pas sur la caméra numéro 2 du Campus et le rire sardonique que j'entends et que je vois sur l'écran de la caméra numéro 3.

Où suis-je ?

Celui que j'aperçois sur la caméra 1, 2, 3, 4 et aussi la 5, 6 et 7 qui capte ma présence en ce lundi matin et qui propulse mon visage, mes yeux, ma bouche, mon sourire, mon profil.

Seuls mes vêtements ne changent pas, tout le reste fluctue, glisse, dérive, mute, se métamorphose et se disloque.

Ressens-tu ma présence juste derrière toi, toi qui m'épies tous les lundis matin, tu es inquiet, tu transpires, peux tu me voir moi qui t'observe, omniprésent je suis.

L'ubiquité me divise, me sépare de moi-même, où suis-je ?

Aujourd'hui, je suis le dernier à entrer dans cet amphi, je les ai vus lundi dernier arriver bien après moi et s'installer tout en haut de l'escalier, je vous ai vus, certains savent que je sais tout, je vois tout, omniscient et toi tu as parié que tu m'approcherais à la fin du cours, toi là bas au fond à droite, je t'attends.

Je dois maintenant récupérer 12mn de cours, je programme le chrono de mes cellules et c'est parti, je vous réserve une surprise : droite, gauche, gauche, droite et effacer.

A vous maintenant les étudiants avec vos airs niais et effarés, vous êtes laids, nigauds, patates, corniauds, crétins, toi..toi..toi et toi encore, ce n'est pas parce que je vous tourne le dos que je ne vous vois pas.

Je suis omniscient et aujourd'hui omniprésent.

11h ça y est c'est terminé, 12mn de cours rattrapé et j'ai même stoppé ce godichon qui s'est avancé pour des soi-disant explications.

11h02 tu as regardé ton téléphone pour connaître l'heure exacte, tu es aux aguets, tu m'examines.

Je démarre, 3mn pour arriver jusqu'à mon appartement, ouf ! enfin ! 1 personne sur 5 meurt d'un accident en rentrant chez lui, ce n'est pas encore aujourd'hui qu'ils m'auront avec leur regard de promeneur, l'air de rien derrière leur volant, ils attendent la proie facile.

Mais moi, je sais tout, je vois tout, je suis omniscient et aujourd'hui omniprésent.

Si leur pensée n'était pas aussi limité, je pourrais m'amuser à sonder leur cerveau mais c'est d'un ennui mortel, il me suffit juste d'être invisible mon 4X4 et moi et je continuerai à leur échapper chaque lundi et chaque jour où je dois quitter l'appartement où je suis cloitré, fenêtres fermées, pièces obscures, porte à triple verrou.

Enfin chez moi, encore un cahier de plus dans cette pièce, 2651 jours avant de te détruire toi aussi, je n'ai pas encore déterminé où je brulerai ces 100990 pages,toutes les équations et démonstrationsindiqueront par leur fumée que j'ai bien accompli ma mission sur terre.

ET….

Je sais qu'ils viendront.

Demain, il ne restera plus que 2650 jours à les attendre.

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