Au hasard d'une flânerie je découvris, dans le bois qui jouxte la maison, une clairière d'où partaient plusieurs sentiers. Dans la pénombre d'un chêne, elle était assise sur un banc, ou plutôt elle flottait, tête légèrement inclinée, son regard perdu dans l'épaisseur du taillis. J'eus pourtant instinctivement l'impression qu'elle m'attendait. A mon approche elle se redressa, ajusta l'étoffe qui lui ceignait le cou, me fixa intensément puis me sourit.
J'ai vite aimé sa compagnie qui m'invitait chaque jour à quelques voyages inédits.
Sur un chemin raviné, caillouteux, bordé de quelques ronces qu'elle évitait avec soin, elle se baissait, caressait une pierre que le soleil avait chauffé, suivait du doigt une anfractuosité, me tendait une brassée d'orchidées ou d'euphorbes, ses mouvements exhalaient le thym. J'acceptais son offrande puis à mon tour, sous son œil bienveillant, je tressais une couronne de feuilles d'iris et nous cheminions ainsi, côte à côte, observant l'arrivée de l'automne, silencieuses.
Elle pouvait aussi, à vive allure, m'entraîner dans un sous-bois, se frayer un passage entre les branchages, s'y faufiler comme en quête d'un être aimé dont le refuge n'était connu que d'elle ou, grimpant sur quelques rochers au sommet d'une colline, elle désignait une vaste maison en contrebas. On la pensait inaccessible tant le chaos qui l'entourait semblait millénaire mais elle prétendait y avoir vécu des veillées somptueuses. Ou encore d'une chapelle blottie dans un vallon, elle faisait teinter la cloche comme un appel mélancolique et serein. Tous ces petits mystères m'enchantaient. Le frôlement imperceptible de sa présence me rendait plus attentive qu'à l'ordinaire à ce qui m'entourait.
L'impatience croissante de la retrouver me détourna petit à petit de mes tâches quotidiennes et je la rejoignais, débordée par une impérative nécessité et dans un état d'exaltation dont je ne me serais jamais cru capable. Elle devint en quelque sorte mes yeux, mes doigts, j'accordai mon corps au rythme de ses pas.
L'hiver approchant elle prit l'habitude de s'inviter, toujours sans prévenir, ne se souciant guère de déranger.
Elle pouvait être très volubile, faisant surgir des images insolites tel ce piano entouré de bougies, projetant l'ombre mouvante de l'interprète sur la toile de mon imaginaire. Voyage musical dont les accords, comme des racines puisant dans un limon profond, libéraient une mélodie que je pouvais entendre et même fredonner.
Le soir, elle pointait du doigt les étoiles et déroulait un passé qui n'a jamais eu lieu, ou me racontait l'histoire de cet arbre, au fond du jardin, là bien avant nous. Magie d'instants qu'elle se plaisait à inventer et qui, pourtant ne m'étaient pas inconnus. Je m'installais alors dans une mélancolie rêveuse que je souhaitais prolonger au-delà du raisonnable. C'est en tout cas ce que je pensais car la raison est un des piliers autour duquel j'ai noué mon existence. Elle seule parvenait à m'en éloigner.
Un matin, je la trouvai songeuse mais dès que j'eus débarrassé la table où nous avions partagé avec délice quelques croissants, elle se ressaisit et me convia à une promenade qui, dit-elle, la réjouissait. A ma grande surprise, sur ce chemin déjà sillonné, elle sembla brutalement vaciller, se retourna, très pâle, me dévisagea un instant. Sa progression devint hésitante, elle avança à tâtons, comme désorientée. Son regard angoissé croisant le mien, son inquiétude me gagna peu à peu. Je la devinai fragile. J'essayai de la convaincre d'avancer encore, mais elle rebroussa chemin, sans un mot. Une ombre de douleur voilait son visage. - Il faut, me dit-elle, emprunter chaque chemin comme si c'était la première fois. Je fus déroutée par cette remarque qui bousculait, une fois de plus, mes repères et me sentis fragilisée à mon tour. N'était-il pas rassurant, au contraire, de s'engager sur des sentes connues ? interrogation vite balayée puisque je la suivais, sans relâche, où qu'elle aille.
Pourtant, bien que sa compagnie me fut devenu indispensable, elle pouvait aussi m'exaspérer.
Pénétrant dans une pièce, elle déplaçait un objet puis un autre, à sa guise, m'imposant son point de vue sur un ton sans appel, ignorant ostensiblement ma contrariété. Animée d'un sentiment de révolte à mes yeux justifié puisqu'elle dérangeait ainsi mon intimité, je n'osais pourtant pas m'opposer à elle. Puis, très vite, je m'en accommodais, au point qu'au fil des jours, je ne notais plus aucun des changements. Peu m'importait finalement dès lors que la métamorphose de mon intérieur la comblait.
Lors de nos balades, j'avais parfois du mal à la suivre et il me fallait fournir un effort pour ne pas la perdre de vue comme lorsqu'elle emprunta d'un pas assuré ce sentier escarpé, élevé, sinueux. Sur la crête de cette falaise abrupte, ouvrant largement les bras, tel un funambule, elle parut apprivoiser le vide. Pourquoi m'avait-elle emmenée si loin, si haut et pourquoi soudain, alors qu'elle me précédait, je me retrouvai seule, désemparée, avant qu'elle ne surgisse derrière moi sans bruit, la mine ravie de celle qui vient de jouer un mauvais tour.
Une autre fois, alors que j'arrivai à la clairière, elle n'était pas sur le banc. J'éprouvai sur le champ un immense détresse, m'interrogeai sur son absence, cherchant en moi ce qui l'aurait contrariée. Je m'apprêtai à quitter les lieux lorsqu'il me sembla la repérer, tapie, à m'observer, à me guetter peut être… je la hélai, tentai de la rejoindre mais elle se déroba, se dissimula, insaisissable. Je lui hurlai de cesser, de me rejoindre, de m'expliquer, mais je ne recueillis pour toute réponse qu'un grand éclat de rire qui sonna comme un défi.
Ses petits jeux me faisaient souffrir. Indignée par tant de désinvolture, la colère me gagnait, mais aussitôt, je regrettais mon emportement et tentais d'accepter sa versatilité sans vraiment comprendre pourquoi elle m'éprouvait ainsi. Il y avait une dimension absurde, irrationnelle à son attitude, je m'épuisais à lui trouver du sens pour tempérer mon tumulte intérieur. Encore une fois ma raison tentait de s'imposer, nourrissant une culpabilité prompte à obscurcir les moments de clarté dont elle éclairait mon quotidien.
Sa perfidie agit comme un poison. N'étions nous pas amies ? Je me perdis dans le labyrinthe de notre relation, égarée, démunie et ma confiance s'émoussa. Me sentant bafouée presque trahie, je la crus infidèle.
Et par un jour de grand vent, alors que nous devisions près de la cheminée car un froid mordant pénétrait à grand bruit par les croisées, son apparence s'altéra. Eclipse des contours, traits indécis, imprécision des gestes, jusqu'à l'intonation de sa voix subitement voilée. Elle parut traversée d'une émotion indicible, profondément enfouie. Ce fut comme un soudain vieillissement de son être. Elle s'effaça. Cet évènement me plongea dans le désarroi. Je m'affolai, le feu dans l'âtre peinait à me réchauffer. Au mépris de toute logique, je la cherchai jusque dans les flammes. En vain.
Cette fin d'hiver me parut longue. Je déambulais à sa recherche, inlassablement, explorant les recoins que nous avions arpentés pour retrouver les indices de nos jeux passés.
Puis je compris qu'elle s'était simplement retirée, un moment, pour m'apaiser, pour que je renoue avec un présent que j'avais déserté, pour que je regarde s'épanouir le printemps.