Elle est sanguine dans sa robe de mort. Presque nue contre les gifles du vent. Au sommet du monde, sur cette montagne qui n'a ni lieu ni nom, elle s'offre toute entière à la Communauté.
Elle est divine à aspirer la foule comme un rail d'adrénaline. Elle traverse la horde de fidèles béats. Son avancée vers ce chemin tracé dans les étoiles incendie la neige sous ses pas. Toujours la chair à vif au son des psaumes d'adoration qui s'intensifient. Elle est l'apogée d'un mensonge parfait quand les croyances vacillent. L'unique point de salut qui harangue la foule et la plie à genou. En fusil de chasse prêt à dégoupiller.
La tête haute, portée à bout de corps par des corps enivrés, les fidèles la pressent en avant. Le son des cloches brise la matraque du vent alors qu'elle chemine en silence au bord de la falaise. Sur sa silhouette menue, la tempête l'a marquée à sang. Elle enserre ses deux bras comme pour enlacer l'icône de son être tout entier. Radieuse au cœur de cette adoration malade. La femme-offrande au milieu de toutes les autres qui peignent leur visage de larmes heureuses et geignent avidement de la voir mourir.
Gargantuesque spectacle que la spectacle de la mort lorsqu'il est fait au titre de la vie n'est-ce pas ?
Elle a été désignée par la Communauté, élevée, nourrie et aimée toute sa courte vie pour cette éternité qui l'accueille et la transcende. Elle se sent légère et apaisée. Lumineuse dans des ténèbres duveteuses. Rassurante, si étouffante pourtant qu'elle se force à respirer. Ses poumons sont vides.
Ses pas ne s'enfoncent pas dans la neige.
Elle est la volupté d'un songe. Le dévoilement d'un secret. L'aberration d'un mensonge. Le murmure étouffé d'une vérité confuse.
Elle ne tremble pas. Même pas un instant de trop.
Elle est jeune. Séduisante malgré ses 14 printemps, dans les pétales incendiaires de son vêtement qui doit étendre son feuillage une dernière fois dans la chute. Car la chute va venir et, dans le reflet des fidèles, son corps de déesse est tout entier déjà brisé contre l'acier du vide. Et son squelette d'enfant porté au paradis à faire germer la vie au sein de la Communauté. Il n'y aura pas d'enterrement et personne ne viendra fleurir sa tombe. D'autres alimenteront la succession et l'héritage des aveugles ne tarira pas. Toujours, il viendra murmurer à des oreilles tendues « bois mon eau ».
Le berger à ses côtés récite les sacrements alors que ses orteils battent dans le vide. Elle est un oiseau éreinté prêt à bondir. Devant elle ou derrière le cortège des fous qui dresse un mur de fureur et d'éclat de voix dans son ombre.
Elle est ivre car elle a bu à toutes les coupes et à tous les verres depuis la veille. Les râles derrière elle s'intensifient. Ils la pousseraient tous en avant s'ils le pouvaient. Sauvagement dans une ivresse folle comme pour en finir. Elle étend courageusement ses ailes invisibles alors qu'une nouvelle rafale de vent fait vaciller les volutes langoureuses de la folie. Tape rageusement contre la carapace de la raison qui s'est cloîtrée seule, hors d'atteinte pour en finir.
Elle cherche finalement dans les yeux du berger un dernier assentiment. La preuve que c'est vrai et qu'elle neva pas mourir pour rien.
Rien dans les yeux du berger. Que le son lancinant de la cloche. La foule qui transpire. Cette odeur de soufre et de mort. De terre et d'entrailles. La foule qui attend la chute. Qui attend sa chute.
Trop ivre pour avoir peur. Mais elle a peur malgré tout.
Son pied s'avance alors que la paume du Berger la presse entre ses omoplates. Elle qui ne sait plus si un squelette vaut vraiment un repas à cette table divine se laisse choir dans le vide.
La montagne défile, la route des étoiles s'enfonce inexorablement dans le vide. Son corps ne se retient à rien et la falaise devient un point minuscule dans un horizon calfeutré. Elle chute. Plus ivre. Plus certaine. Le fanatisme est passé, l'adoration aussi. Le bâillon dans sa bouche qui l'empêchait de crier se desserre et ses ailes s'étendent enfin.