Par Jean-Paul G. le lundi 6 mars 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

Douche froide

Chez Basic Fit, plus personne ne se douche. Les mecs y poussent plus de fonte que les aciéries du Nord en ont produit au siècle dernier ; ils y suent davantage que la Mer-de-Glace sous le soleil estival, mais aucun ne passe sous l'eau pour se laver avant de quitter la salle de gym. Au mieux, ils se tartinent les aisselles de déodorant à la fin de leur entraînement ; au pire, assis sur un banc du vestiaire, les écouteurs vissés aux oreilles et le portable branché sur YouTube, ils attendent cinq minutes que leur température corporelle retombe, que leur sudation se calme, pour se mettre au diapason de la sécheresse de leur imaginaire et de leur sociabilité.

Bref ! Chez Basic Fit, c'est bien simple : on sue, on pue mais il n'y a que les vieux qui discutent avec tout le monde, et que les vieux qui se douchent.

Au grand désespoir de Kévin.

Aussi, quand il entre dans le vestiaire et reconnaît le bruit si particulier du robinet des douches, est-il saisi. Qui peut être le bellâtre en train de se laver… car dans son fantasme, il ne peut s'agir que d'un bellâtre ? Il n'y avait pas foule à l'entraînement, tout au plus une dizaine de gars assez beaux gosses qu'il serait curieux de voir sous la douche. Il décide d'en avoir le cœur net et se déshabille en urgence. Mais alors qu'il s'étrangle avec le col de son T-Shirt, l'eau s'arrête…

Un silence puis montent le bruit disgracieux d'un flacon en plastique crachant du gel-douche et une odeur Mennen-fraîcheur intense. Ouf ! Monsieur Propre n'a pas fini ses ablutions. Le robinet grince à nouveau et l'eau tombe en paquets de mousse, signe qu'Apollon continue d'astiquer sa divine nudité dans une Olympe de vapeur vers laquelle Kévin se hâte…


Hélas ! Trois fois hélas ! Trop pressé de manquer le spectacle, Kévin oublie que le sol est une patinoire et que ses tongs ont des semelles lisses. Dans son élan, il glisse et fait son entrée sous les douches telle une boule de bowling lancée avec violence dans les pieds d'Apollon. Celui-ci se perche sur une jambe masquant sa nudité derrière un éventail de doigts pudiques et pousse un cri à la virilité toute relative. Le choc est si rude que Kévin est sonné, mais avant de s'évanouir, une dernière pensée lui traverse l'esprit :

« J'espère qu'Apollon n'urine pas sous la douche ! »…


Durant un moment dont il ne connaîtra jamais la durée, Kévin demeure inerte sur le carrelage. Autour de lui l'affolement gagne et un attroupement se forme.

Lorsqu'il ouvre les yeux et cligne des paupières, un murmure monte de partout, un murmure ovale et transparent, moucheté de mots inquiets, parfumé de curiosité et de compassion. Kévin se sent enveloppé d'une attention douce et chaude, comme une coque molletonnée et caressante, un velours d'empathie. Il y a toute une farandole de visages au-dessus de lui. Ils sont là, à traquer ses preuves de vie, avec leurs pommettes anguleuses, leurs mentons en papier de verre, leurs yeux ronds et dilatés.

Leurs traits se décrispent lorsque Kévin cligne une seconde fois des yeux. Tiens ! Voilà un jeu intéressant dont il est heureux de comprendre les règles ! Il ferme et ouvre ses paupières une nouvelle fois, très vite pour ne rien perdre de l'enthousiasme que cela suscite… réaction unanime ! La joie coule de ces visages, pure et délicatement salée, tiède et sincère, qui flic-floque sur ses lèvres en y laissant un goût de fer.

D'où vient cette saveur rouge ?

Par réflexe, sa langue pianote sur sa dentition. Il inspecte molaires, canines, incisives…

Un gouffre sur le devant bée. Il lui manque une dent.


Un archet de douleur arrache un son grinçant à son cerveau.

Un coup de poignard éventre la joie qu'il commençait à éprouver.

Sa gencive crie une douleur concave. Il a perdu une incisive.

Misère ! A quoi va-t-il ressembler désormais ?

Sourire de château-fort, aux créneaux usés et aux douves putrides.

Sourire de piano désaccordé, au clavier fracassé jouant des notes grises et lépreuses…


D'un coup, l'angoisse brûle son air et l'asphyxie. Il grogne un ordre obscur, une supplique circonflexe à l'oxygène qui s'obstine à lui désobéir. Un désespoir âcre manque le faire vomir. Il tressaille. Une convulsion le secoue. Une vague violente le gifle, l'étale sur cette plage de carrelage qui lui meurtrit la chair. Puis elle l'emporte comme un pantin démembré et le ramène dans son ressac.

Kévin est allongé au sol, soutenu par un homme qui le serre pour calmer ses tremblements et l'homme crie : « Il fait un malaise vagal ».


Cela dure quelques secondes puis Kévin se calme. Lorsque l'angoisse lâche prise, l'air se met à pétiller d'une joie fraîche qui pénètre jusqu'au plus profond de ses poumons. Enfin apaisé, il fixe son regard sur un point fixe à la verticale de sa tête. Il y découvre un pommeau de douche qu'il n'avait pas encore remarqué. Ce pommeau a le tartre et la goutte au nez. Dans le cristal de l'eau, le reflet d'une ampoule lance un éclat glacé et piquant d'étoile orgueilleuse. Kévin lui sourit. La lumière lui répond. Elle lui susurre des images savoureuses, et lui chante une comptine, un chapelet de promesses gourmandes. Il salive de questions : « Que fais-je ici ? Que m'arrive-t-il ? » La brillance connaît son histoire et veut la lui étinceler mais elle parle par infrabasse, de trop loin et trop doucement. Un chuchotis, une vibration bleue. Kévin l'exhorte à tout dire ; elle comprend ; elle se met à onduler, se comprime, se détend et plonge vers lui. Segment brillant, pointillés aqueux et sa course s'achève en un bouquet de cristal sur la paupière de Kévin. Elle pèse un caillou. Elle éclabousse en lame de rasoir.

Sous le choc, une vanne s'ouvre : les souvenirs dégringolent en boules chaudes qui rebondissent dans sa mémoire oblongue. Des images, des odeurs, des formes, des émotions contondantes qui finissent par se dissoudre et devenir liquide puis gaz, vapeur et éther, d'une blancheur joyeuse : blanc-sourire, blanc-peau, blanc-émail...

Eclair de lucidité : Kévin se souvient avoir glissé et être tombé !

Sous l'impact de la goutte d'eau, il retrouve l'usage de quelques muscles et sursaute. L'ange-protecteur lui essuie la joue. Oui, c'est un ange. Un ange à moustache. Un séraphin poilu qui lui parle, doucement mais fermement. Il lui parle en couleurs.


Soudain, tout le monde s'écarte.

Trois hommes entrent et lui lancent un « ça va aller ! » professionnel. Ce sont trois pompiers. Ils s'accroupissent, glissent leurs mains sous son corps, le soulèvent, font rouler une civière tapissée d'une couverture de survie, l'enveloppent en papillote, immobilisent sa tête dans une minerve et l'emportent.


Les pièces défilent, Kévin en scrute chaque détail.

Il écoute le bleu-gris du tartre de la douche lui chanter un adieu pathétique. Il déguste le claquement fêlé d'un casier qui se referme comme une bouche et il pense à son sac, à ses clefs, à son portefeuille, abandonnés sur un banc. Une longue zébrure sur le mur du couloir transpire un peu de plâtre. Dans le gymnase, les haltères et les machines suspendent leurs mouvements et le saluent d'un reflet de cuir et de chrome.

Sur le parking, les roues de la civière se mettent à trépider une musique en plastique et gravier. Il est tard, le soleil s'est couché depuis longtemps. Il ne reste plus qu'une odeur chaude et toxique de goudron, à la couleur fondue. L'obscurité se tord en pirouettes bleues sur la façade du bâtiment, c'est l'accueil du gyrophare. On engouffre la civière dans la gueule du fourgon qui déambule son haleine de désinfectant. Le charriot de la civière proteste un cri télescopique lorsqu'on replie ses pieds et les suspensions du camion expectorent une plainte fatiguée sous le poids de Kévin et des trois pompiers.

On claque les portes du camion, la sirène se mettent à hurler les deux notes de l'urgence.


Kévin a l'intuition que plus jamais il ne fera du sport.

Il se jure d'acheter le calendrier des pompiers en janvier prochain.

Et pour sa dent ? Il faut positiver… S'il a perdu une incisive, il lui en reste une seconde ! 

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