Par Anne B. le mardi 3 décembre 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

Charly

​Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clameurs des cornes de brume et des insultes. Et moi, respiration suspendue pendant toute la traversée, je ne reprenais mon souffle qu'aux abords de la rive-trottoir, qu'il abordait si tranquillement que je doutais finalement qu'il ait encouru quelques dangers.

Charly avait posé son paquetage au bas de mon immeuble, entre un mur de brique et une haute grille noire. Il était apparu un soir d'octobre, grande silhouette un peu floue, et avait installé là son bivouac, tente, sacs en plastique, caddy et transistor. Il avait organisé sa vie selon une routine sans doute apaisante, virées au marché, déambulations diverses et cuites tonitruantes. Certains jours, l'esprit clair et la démarche assurée, il parlait à tous, hommes, femmes et même enfants, avec gentillesse et sans aucun discernement : il me proposa à plusieurs reprises de partager un petit gorgeon de vin rouge. J'avais 9 ans, j'ai refusé.

Quelles voies mystérieuses l'avaient amené à s'échouer dans ma rue ? Peut-on vraiment choisir de s'amarrer à ce recoin d'immeuble ? Je l'observais du haut de mon 6e étage d'un quartier plutôt gris, encaissé, dépourvu de lumière, mais animé de vols de mouettes querelleuses, nourries de sardines en boite par une vieille dame solitaire. Là résidait peut-être la raison de ce choix, un environnement sonore propice à une épopée maritime immobile. Petite fille sage, bonne élève, bonne camarade, je concevais une vraie admiration pour cette extrême liberté, sans imaginer bien sûr quel pouvait en être le prix.

Certains jours, tristes et pluvieux, le nez collé à la vitre froide, je nous transportais sur un rafiot de hasard, lui, adolescent clandestin, moi perchée sur son épaule, tranchant les mers du Sud à la poursuite de nos rêves. Je le voyais, torse nu et bronze, penché sur l'entrave du navire dans le grésillement de l'écume sans cesse retombée. Nous touchions terre dans un port lointain, sur un quai noyé de soleil et de cris, éblouis de tous ces possibles, acharnés à empoigner le monde pour mieux le dévorer.

À d'autres moments, plongée dans l'absence et le silence de Charly, je le rejoignais au cœur d'immensités glacées, nous franchissions ensemble des déserts impassibles, dans une blancheur de mousseline pure. Les lointains bleutés ne nous attendaient pas, et nous les honorions dans une prière muette. La nuit et le jour se dissolvaient dans une même unité de temps que nous habitions ensemble. Le souffle des chiens, le crissement givré du traineau nous emportaient dans le vent, je ne voyais plus que son dos massif, sa barbe folle, et je me sentais vivre, enfin.

Peut-on partir vraiment quand on vient de nulle part ? Un matin s'est levé sur le silence et l'absence de Charly. Dans l'ignorance et le sommeil des honnêtes gens, il a levé l'ancre et appareillé vers d'autres rivages. Même les mouettes ce matin là sont restées silencieuses devant le coin déserté, plus de caddys, envolés la tente et les sacs plastiques, muet le transistor. Pas une canette, pas un mégot pour signer son passage. Il est parti comme on soupire, dans l'oubli des hommes et le passage du temps.

Article en relation

Laissez des commentaires