Partie 1 : Description de l'autoportrait de James Ensor
En 1899, James Ensor peint « Autoportrait aux masques », une peinture dans laquelle il s'érige au milieu d'une foule de faces masqués. Son visage, le seul qui est à découvert, son regard pénétrant, tourné vers le spectateur, attire toute l'attention. Les expressions des masques qui l'entourent sont hagardes, fantomatiques, effrayantes, menaçantes parfois. A l'arrière-plan, les sujets plus resserrés laissent imaginer qu'une foule immense se presse vers le devant. Des têtes de mort ajoutent à la scène une ambiance de carnaval morbide, de folie qui se resserre autour du peintre. Pourtant, les traits de son visage expriment le calme, la sérénité. On pourrait voir dans sa moustache soigneusement taillée, dans son élégant chapeau à plume, un coquet baroud d'honneur ? Une façon de dire à ses détracteurs qu'il voit juste et va persévérer dans son art ? Ses épaules retournées semblent indiquer qu'il est déterminé à poursuivre son œuvre à contre-courant.
Partie 2 : Expliquer le projet de mon autoportrait
Je vais peindre mon autoportrait au milieu d'un chœur qui chante. Les choristes se tiennent droit, serrées les uns contre les autres sur les gradins d'une étroite scène. Sous leur veste noire, les hommes portent des chemises blanches, les femmes, des chemises à jabot pour un rendu très classique. Les visages sont baignés de lumière et peints d'une manière réaliste. Le spectateur peut admirer les expressions concentrées des choristes qui attendent leur moment de chanter, celles de ceux qui ont déjà commencé, avec leurs yeux légèrement écarquillés et souriants, leurs bouches grandes ouvertes. Le spectateur voit les poitrines bombées des ténors qui s'apprêtent à entrer en scène. Je me tiens droite dans le deuxième rang, les cheveux en chignon et le visage maquillé.
Partie 3 : Écrire une scène vivante à partir du tableau précédent
Les corps sont tendus, les visages un peu crispés, dans ce brouillard musical, on commence à douter. Les retours sont si mauvais dans cette salle. À qui se raccrocher ? Aux basses si proches dont les lèvres remuent mais n'émettent aucun son ? À l'orchestre ? Cela aide énormément, mais nous avons si peu répété avec lui… Nous fixons le chef d'orchestre qui dépense une énergie inépuisable à diriger de tout son corps. Ses baguettes trouent l'air, dessinent des volutes, des spirales, avec des mouvements tantôt rapides et saccadés, tantôt lents, caressants, tandis que ses yeux vifs semblent dévisager chaque choriste. On lit dans ce regard un encouragement personnalisé, comme si chacun d'entre nous était au centre du monde. « C'est bientôt le moment, je compte sur toi, ça va être magnifique ». Cet encouragement muet m'effraie, car je ne comprends pas vraiment les gestes du maestro : je redoute encore plus de le décevoir… Je me rabats sur la partition, qui est tout de même là pour ça.
Les sopranos entrent en scène, on ne les entend pas plus que les ténors, heureusement, nous connaissons les premières mesures par cœur. On entame le chant lugubre à l'unisson, la première entrée des altis, voilà qui est rassurant !
Bip… bip… bip… Mais qui est donc le malotru qui laisse une alarme retentir ainsi ? Le son est certes lointain, comme étouffé, mais il persiste durant toute la durée du passage orchestral. Les claviers des percussions parviennent tout juste à l'estomper. La trille perfide triomphe une minute, deux minutes, puis trois… C'est long, c'est très long. Dans les rangs des sopranis, on scrute discrètement les loges, les rangs du haut de la salle. Je balaye la salle du regard. Difficile d'identifier une provenance. La masse sombre du public assis reste immobile. Aucune lumière d'écrans de téléphone ne luit. Ce bruit doit provenir du théâtre même, une disjonction cachée derrière les cloisons. En territoire Suisse allemand, aucun spectateur n'oserait faire durer pareille offense ! Mais tout de même, ce bruit… y-a-t-il des employés qui pourraient le faire cesser ?
« Ignorer ce bip » me dis-je. Se concentrer sur le chef d'orchestre, imperturbable, et les instrumentistes, plongés dans leurs partitions. Le son s'arrête enfin, libérant le lyrisme des violons, quel bonheur ! Mais alors que nos épaules se relâchent, que l'on savoure pleinement, le premier violoncelliste se lève, pose son instrument contre la chaise et marche vers nous. Il tapote son cœur de sa main droite et franchit calmement la petite porte sur notre gauche. Ma voisine et moi le suivons du regard, ce monsieur n'a pas l'air d'aller si mail, mais un musicien qui quitte son poste en plein milieu d'un concert, c'est inédit pour nous ! La porte se referme lentement sur un clappement feutré, et la petite catastrophe arrive : je rate la reprise des altos ! Je ne suis pas la seule, mes voisines ont-elles aussi été distraites par la sortie du musicien. Je n'en suis pas moins vexée, moi qui m'étais promise de ne jamais les manquer. « La difficulté, avec le Requiem de Verdi, c'est de bien partir sur les reprises, surtout lorsque l'on intervient peu au milieu de parties orchestrales ou pour solistes », avait prévenu notre cheffe de chœur. Elle est assise au premier rang et j'ai l'outrecuidance d'espérer qu'elle ne s'est aperçue de rien. De son côté, le chef d'orchestre éclaire les basses de ses yeux projecteurs, il est tout sourire… Je rattrape le chant et tache de me concentrer.
Tout de même, ce serait plus facile si je n'avais pas aussi chaud. Se tenir debout de longues minutes, serrés les uns contre les autres dans la transpiration de nos tenues est assez pénible. Les vestes au-dessus des chemises, c'est trop ! Et mes orteils, comprimés dans des bottines pointues… Je comprends mieux pourquoi certains choristes osent mettre des baskets. Je me promets d'acheter des chaussures plus confortables pour les prochains concerts !
L'un de mes moments préférés arrive, le Quid sum miser. Les voix des solistes s'élancent magnifiquement. Le ténor, avec sa voix orageuse, me donne la chair de poule, et lorsque la soprano lui répond, elle m'entraîne au loin… Aaaaah non, pas ça ! Un reniflement me ramène à la réalité. C'est Manon, assise derrière moi. Au début, la perturbation est minime. Un raclement discret. Je crains le pire : hier soir, lors de la répétition générale, elle avait beaucoup toussé, et on espérait qu'elle s'abstiendrait de chanter pour ce concert. Et bien non. Le bruit parasite se fait plus pressant, plus nourri, plus sonore aussi, on devine au chuintement le petit flot de morve ravalée. Mathilde, la présidente du bureau, la foudroie du regard et fait discrètement passer un mouchoir. Je le transmets derrière moi, mais il me revient dans les mains dans un déferlement de toux. Je sens des gouttelettes humides claquer sur mes cheveux, je courbe la nuque, il ne manquerait plus que j'attrape ces miasmes ! Ma voisine secoue la tête et me regarde d'un air entendu.
Manon se lève et se faufile vers la porte de sortie. Je sens l'appel d'air formé par les corps qui se bousculent au troisième rang, un porte-partition qui cogne mes épaules. Mais cette fois, je suis entièrement concentrée sur le Sanctus et je ne regarde pas la porte se fermer. Le son monte avec le fracas des cuivres, c'est tout l'orchestre qui joue, c'est joyeux, le chef d'orchestre jubile, je sens la tension monter, plus que 4 mesures, les voix des altos 2 sont assourdissantes, je les ignore et me laisse guider par l'orchestre, les notes défilent, j'ai confiance, j'y vais, je chante bien fort, ma voix vibre et s'élève avec le chœur, c'est si bon… le maestro a apprécié c'est certain !