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Le dîner

Texte d'atelier d'écriture : le voyeur Stage sur la nouvelle

La lumière emplit soudainement la pièce et la porte en verre opaque projette un halo jaune vers l'extérieur. D'un bond, Milo se plaque contre le mur. Il attend, immobile, le cœur haletant, les doigts serrés sur son couteau. Revêtu de noir et encagoulé, il est presque invisible, mais à quelques secondes près, il aurait pu être détecté. Heureusement qu'en grand professionnel, il peut compter sur des réflexes infaillibles.


Au bord de l'encadrement de la porte, Milo remarque une partie altérée du verre qui a perdu de son opacité. Elle a la forme d'une petite allumette avec, en son centre, une décoloration élargie d'un centimètre au plus. Tout en restant dissimulé, il y approche un œil prudent. C'est une cuisine. Bingo ! Il jubile en passant en revue les parties visibles de la pièce. Des meubles aux façades beige satinées, un comptoir en marbre gris anthracite sur lequel trônent un Thermomix, une imposante machine à café et un grille-pain rutilant. Du premium, que du premium… une deuxième visite est o-bli-ga-toire ! Il s'imagine déjà dans la maison, imagine un coffre-fort au premier étage dans la chambre, il faudra amener les outils, il a hâte de voir ça…


À l'intérieur, une jeune femme ouvre les placards, les tiroirs, saisit des bols, des ustensiles de cuisine avec des gestes vifs et précis. Le cambrioleur entend les claquements rapides de ses talons. Il entrevoit son visage lorsqu'elle avance vers ce qu'il imagine être le frigidaire. C'est un visage concentré, appliqué, qui dirige des mains agiles et rapides. En quelques minutes, un plat, des saladiers et des bols se sont emplis de nourriture. Milo est ébahi. Quelle production ! Il se demande si la cuisinière attend beaucoup de monde. Elle se retourne et jette un coup d'œil vers le mur d'en face. Elle tressaille, et ses claquements de talons s'accélèrent. Milo se dit qu'il doit s'agir d'un dîner important et qu'elle est en retard. Ou bien alors elle est toujours comme ça, le genre de personnalité en stress permanent. Milo aime observer les gens et déchiffrer ce que leurs gestes, leurs manières révèlent d'eux. Il devrait partir, mais décide de rester.

La femme sort de son champ de vision puis revient avec une nappe, des verres, des assiettes et des couverts. Il la voit se pencher à deux reprises vers ce qui doit être une table. Tout ça pour un dîner à deux ? Milo est presque déçu. Elle a reculé d'un pas et hoche la tête d'un air satisfait. Le jeune homme est soudain curieux. Qui a-t-elle donc invité ce soir ? Le monsieur Toret de la boite aux lettres ? Peu probable, elle ne serait pas aussi tendue… Un parent peu apprécié, une belle-mère acariâtre ? Cela expliquerait peut-être son air contrarié... Un dîner professionnel est moins probable : elle serait allée au restaurant. Elle allume deux bougies, et Milo ricane intérieurement. Et si c'était un rendez-vous galant ? Un dîner aux chandelles pendant que Monsieur voyage ? Ce serait beaucoup plus amusant !

La maîtresse de maison disparaît du champ de vision. Attends, où vas-tu comme çaReviens !, s'impatiente Milo. Elle réapparaît, élégante dans une robe ajustée qui met en valeur sa mince silhouette. Ses cheveux blonds dénoués encadrent un visage fin et des yeux délicats en forme d'amande. Il émane de tout son être une fragilité émouvante. Milo est troublé. Elle s'appuie contre l'évier sous la fenêtre et reste un instant immobile. À quoi pense-t-elle ?

La femme s'éclipse de nouveau. La musique du Beau Danube Bleu retentit à plein volume, et elle resurgit avec deux coupes de champagne. Elle tourne sur elle-même, d'abord lentement, en rotations amples, puis en tours plus serrés, plus rapides. Elle tourne, elle valse, elle tourbillonne avec grâce, ses cheveux sont des fils d'or, sa face est un astre lumineux et mystérieux. Milo ne peut se détourner de cette vision hypnotique. Luna… je vais t'appeler Luna. Lorsqu'elle cesse de danser, son visage s'est refermé et ses yeux brillent comme des lames.

Milo est tellement absorbé qu'il n'entend pas le bruit d'un moteur de voiture approcher. La musique cesse. Un homme de taille corpulente avance à grandes enjambées dans l'allée, passe devant lui sans le remarquer.
Le colosse pénètre dans la cuisine, regarde en direction de la table d'un air autoritaire, dévisage la femme, l'air vaguement étonné. Il s'approche d'elle, écarte une mèche de cheveux de son front et l'attire vers lui d'une main derrière la nuque. Le rustre !, s'indigne Milo. Et toi, tu laisses faire ? Elle se laisse étreindre, puis se dégage doucement. Lorsqu'ils trinquent, ses traits se détendent. Elle esquisse même un sourire. Milo est confus. A-t-elle finalement une bonne nouvelle à annoncer ?

Le couple s'est attablé, mais en se plaçant de bais, Milo parvient à discerner le haut du corps de la femme. Ses lèvres remuent pendant un instant, puis s'arrêtent brusquement, comme si elle était interrompue. Non, il n'y a pas de bonne nouvelle. Son visage se décompose et devient livide. L'homme parle de plus en plus fort, d'une voix puissante et menaçante. Soudain, la table bascule. Crissements de chaises, fracas d'assiettes brisées dans des échardes de Crystal. Hurlements et cris. Milo gémit d'impuissance. La femme traverse son champ de vision, mais n'a nulle part où se réfugier. Milo imagine le dos frêle de la femme si proche de l'autre côté du mur, et l'homme qui se rue sur elle comme un taureau en furie. Aux vibrations du mur, il devine les coups. Bang, bang, bang… Il entend des plaintes étouffées et les bruits sourds. Luna, supplie Milo, fais quelque chose, n'importe quoi pour échapper à ce fou !

Et soudain, le silence. Un silence épais, étouffant… le silence figé après le massacre... Milo est tétanisé. Luna, Luna ?… Le silence, toujours… Puis Milo voit un dos s'avancer vers l'évier. L'homme se déplace lentement, péniblement, il s'appuie sur le comptoir et se retourne en grimaçant. Ses yeux sont exorbités, ses joues pourpres gonflées, mais sa bouche ouverte est moins menaçante. Milo expire. Quel miracle… S'il te parle, c'est que tu es encore là. Luna, j'ai eu si peur… Mais maintenant, faut partir… Qu'est-ce que t'attends pour te tirer ?

Soudain, les yeux de l'homme s'écarquillent. Ses cils battent comme les ailes d'un papillon qui se noie. Il fouille la poche de son pantalon d'une main fébrile qui laisse échapper un téléphone au sol, se jette à genoux pour le rattraper, trop tard : une pointe d'escarpin noir l'a éloigné d'un petit coup sec. Luna, qu'est-ce qui… Milo se hisse sur la pointe des pieds pour observer le coin inférieur de la pièce.

Il voit la brute s'agripper à la robe de la femme, lever vers elle de grands yeux doux. Quel regard adorateur soudain, pour un peu, on le trouverait presque angélique ! Est-ce avec ce masque qu'il a séduit Luna ? Milo est pétrifié. Les doigts gourds glissent le long de la robe, descendent par à-coups vers le sol où un coude, une épaule, puis tout le corps s'affale. Luna s'agenouille. Sa brassière déchirée révèle le blanc laiteux de sa poitrine. Lorsqu'elle se penche au-dessus de Monsieur Toret, Milo entrevoit le blanc soyeux des seins, un velouté aux auréoles arc-en-ciel. À la vue des mamelons, le mari sursaute, secoue la tête frénétiquement. Espèce de minable, ironise Malo, tu crois vraiment qu'on va te croire ? La bouche tordue remue l'air, s'immobilise soudain. Maintenant, c'est Madame Toret qui parle. Les pincements de ses lèvres sont nets et brefs. Milo voit l'homme haleter, tendre la main vers sa femme, mais celle-ci se redresse en l'ignorant. Elle replace sa bretelle de soutien-gorge d'un geste absent et quitte la pièce. Milo recule d'un pas chancelant, longe le mur et disparaît dans la nuit. 

La maison d'en face
La Vague

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mardi 8 octobre 2024

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"Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse."  Yvon Rivard

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