Anouk Flausch

 
Née en Belgique, régulièrement en vagabondage sur les routes de France et de Navarre.  
 
-    « Des instants », recueil  
Il s'y balade des enfants, des nuages, des poneys qui les traversent, et encore de la joie, du mépris, mais aussi une meurtrière, un collectionneur, un joli cœur, une sirène et même Saint-Pierre qui attend le prochain client au paradis.
Quelques personnages, ambiances, instants couchés sur le papier au cours de ces dernières années.
Ce livre est né du désir de les rassembler. En voici trois extraits.
 
 Les poneys
                        "J’ai observé, ce midi, un cheval voler au-dessus de la maison. J’ai couru chercher mes jumelles et, à y regarder plus précisément, c’était un petit poney. Un shetland. Il se dirigeait vers le nord. Peut-être migrait-il ? Peut-être rentrait-il en Écosse ? Le plus extraordinaire, c’est qu’il était accompagné d’une formation en V de créatures fabriquées sur le même modèle. Leurs ailes brassaient l’air de façon lente et régulière. Comme les oies qu’on voit parfois.
Était-ce une hallucination ? Je voulais en avoir le cœur net. 
J’ai sauté sur mon vélo et j’ai essayé de les suivre. Heureusement, le vent me poussait dans le dos. Comme ils me survolaient à basse altitude, j’espérais qu’ils se reposent dans quelque pré des environs. Ou dans la clairière au sol indigo, près de l’étang des Pierres Noires derrière le village. 
Je les voyais amorcer doucement leur descente. Je les ai aperçus se poser, délicatement, sur les berges du plan d’eau. Un maladroit tomba dedans et s’y noya. Les autres rangèrent leurs plumes sur leurs flancs et se mirent les uns à boire, les autres à s’offrir un festin d’herbe grasse et bleue. Ils semblaient connaître cette halte et apprécier la qualité de cette nourriture si particulière à cette région. Très vitaminée, cette herbe donnait des ailes. Ils savaient qu’elle leur prodiguerait la force de voler plus longtemps et avec davantage de vigueur.
Ce n’était donc pas une hallucination. Je discernais clairement leurs ailes. 
Quel scientifique fou avait bien pu inventer cet oiseau rare ? Je pense que certains poussent un peu le bouchon. Parce que, au départ, les poneys shetland, à ma connaissance, ne migrent pas. Tout ce dont ils ont besoin pour vivre se trouve en Écosse et leur permet d’y séjourner en toutes saisons. 
Alors, pourquoi ?
En plus, quand ils mangent, qu’ils digèrent… s’ils éliminent en plein vol, ça doit provoquer de mauvaises surprises, pour certains. Dont les chasseurs de shetlands. Peut-être que certains les capturent et leur coupent les ailes pour pouvoir les faire monter par leurs enfants ou petits-enfants. Que d’autres les tuent. J’ai entendu, un jour, que les Chinois se montraient très friands d’oreilles de poney. Mais peut-être que je me trompe. Que les oreilles de shetlands volants n’ont pas le même goût.
Perdu dans mes pensées, je n’avais pas remarqué qu’un rassemblement se dessinait déjà. Ça commençait à hennir dans tous les sens. Ou à jacasser. Je ne sais plus. Soudain, ils se sont mis à marcher, trotter, galoper et… prendre leur envol, leurs pattes s’agitant dans les airs. Leurs ailes s’étaient déployées, sans bruit. 
Les yeux rivés vers le ciel, j’ai observé leur départ et ne suis remonté sur mon vélo que lorsqu’ils sont devenus un point, au loin. 
Je suis rentré à la maison, heureux, mais profondément troublé par le monde dans lequel je vivais."

 

 Salle de sport
                        " Mon père était bâti de manière légèrement pyramidale. Mais une pyramide sur la pointe. Mince en-dessous et large au-dessus. C’était venu progressivement. Avant, il était plutôt construit de deux lignes parallèles et rectilignes. Comme une tour. Une tour de guet, en grosses pierres grises. Pas une tour de verre. Non, je ne voyais pas son intérieur ; une vraie tombe, mon père.
Puis, il s’est progressivement élargi vers le haut. C’est assez normal finalement, parce qu’il s’était mis à faire du sport et à manger de plus en plus. Un surplus de sucreries et donc un ventre qui enflait. Mais moins que les muscles, au-dessus. Il aurait pu grossir de partout. Devenir une énorme tour. Mais non. Ses épaules se sont élargies. Je suppose qu’elles se renforçaient grâce aux engins de la salle de sport. Il abusait sans doute un peu des haltères pour gonfler les muscles des épaules et du torse parce qu’il ne prenait pas de poids du tout dans les cuisses et encore moins dans les pieds. Ceux-ci maigrissaient même. Il chaussait dorénavant du 39. En venant du 43, c’était beaucoup. 
Combien de temps allait-il encore tenir debout ?"

 

Grand-père
                         "Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de grand-père. Septante-deux chandelles. Un beau gâteau au chocolat, comme j’aime. Une spécialité de grand-mère. 
Assis à côté de lui, à la table familiale, je l’aide à éteindre ses bougies. Je sais que son dentier branlant et son souffle court à cause d’un léger emphy-quelque chose, vont tout compliquer. Si certaines petites flammes restent allumées, il n’apprécie pas. 
Ancien colonel à l’armée, il aime que les gens et les choses lui obéissent. Du coup, il ne m’a même pas fait un discret clin d’œil pour me remercier de mon attention. Ce n’est pas grave. Ce qui compte pour moi, c’est qu’il me raconte l’histoire de Bidon 5. Je le lui ai demandé dans le creux de l’oreille et il m’a promis de la raconter après le gâteau.
Depuis lors, je sens mon cœur cogner dans ma poitrine.
Je passe mon temps à me balancer sur ma chaise, essayant de me voir dans le miroir du hall. Je me fais des grimaces.
Le repas n’en finit pas.
Ma grand-mère me lance que je vais casser la chaise, mais, à peine revenu les quatre pieds à terre, je repars sur deux, me plonge dans mon reflet et m’amuse de mes clowneries.
Je trouve que les grandes personnes parlent beaucoup pour ne rien dire. Ce jour-là, c’est la politique d’un certain Georges Bush qui constitue le menu et moi, j’ai envie d’entendre l’histoire de Bidon 5. Mais mes parents, ce sont des intellectuels. Alors, c’est important pour eux, d’essayer de dire des choses intéressantes. Moi, je ne désire pas devenir un intellectuel. Je voudrais être colonel à l’armée et pilote. Comme grand-père. 
J’ai une photographie de lui dans ma chambre : il est en uniforme, appuyé sur son avion. Il sourit. J’aimerais mettre un jour un portrait de moi, adossé à mon avion, avec un beau costume, à côté de sa photo à lui. Mais, cette idée-là, je la garde pour moi. Je pense que mes parents ne voudront jamais que je devienne commandant d’une machine volante. Ils espèrent que je sois comme eux. Un intellectuel. Ils m’obligent à lire des livres. A part Le Petit Prince, parce qu’il y a un aviateur, je déteste lire. Je préfère quand on me raconte des histoires. Et lorsque mon grand-père me relate l’anecdote de Bidon 5, c’est comme s’il m’inventait un conte. Sauf que lui, c’est pas du pipeau. C’est pas imaginaire. Le coup du lion qu’il a croisé dans le désert. Et qu’il a dû s’enterrer et utiliser une paille pour pouvoir respirer. C’est du vécu ça !
Il est un peu malade mon grand-père. Il est très vieux.
Mais, quel grand homme !"
 
 
-   « Bestiaire », recueil de seize courtes nouvelles
L’ensemble des textes écrits campe des affaires de famille ou situations, réelles ou fantaisistes, habitées par des personnages hétéroclites et visités par des animaux facétieux.
L’intention est de le faire publier.
 
 Extrait de la nouvelle « Une vie de chien »
                        "Quand je me réveille, je suis encore enveloppé dans mes deux plaids à carreaux vert olive et brun plus très propres. Ils sont couverts d’une fine couche de neige soyeuse. Dessous, je tremble.
Je n’ai pas eu droit aux coups de langue habituels de Jules et Jim, mes deux chiens, ma famille, mes amis, qui me chauffent l’un le dos, l’autre le ventre. Disparus. Évaporés. Volatilisés. Je ne les ai pas sentis partir, malgré ma semi-vigilance. Où sont-ils allés ? Pourquoi m’auraient-ils abandonné ? Ou pourquoi me les aurait-on volés ? Ils ont sans doute été dérobés par quelqu'un. Un pauvre erre qui aurait eu envie de recevoir la chaleur de deux corps pour que ce froid de canard sauvage ne le transperce pas jusqu’aux os.
Je m’appuie sur les murs froids du palais de justice, que je n’ai plus vu sans échafaudage depuis trente-huit ans, ça dit l’état dans lequel se porte notre justice : mon dossier, lui, est construit en pierres bleues. Je le rêve en velours. Je me sens ours blanc à la dérive, sur mon siège en carton à double épaisseur, peinant à ne pas perdre pied sur mon trop dérisoire morceau de banquise.                                                                                                     
C’est alors que, comme chaque matin, je vois l’homme. Il se dirige vers moi, marche la tête haute, le regard hardi, le pas pressé. Ses déplacements sont légèrement entravés par un long manteau lourd et gris qu’il n’a pas pris le temps de fermer. Dessous, une longue robe noire d’avocat bien repassée qu’il a enfilée sur un jeans qu’on distingue sous sa toge et d’une cravate plissée et immaculée blanche, autour du cou. Il me fait penser à Pingou, un pingouin d’un dessin animé que je visionnais avec mon jeune fils.
Quand je me redresse sur mes deux pieds, ma carcasse engourdie m’oblige à me rattraper au mur pour ne pas tomber. L’homme, arrivé à ma hauteur, me salue gentiment, comme chaque jour, depuis que je lui ai demandé s’il s’était fait mal lors de sa glissade sur une plaque de verglas, pas loin de mon siège de fortune. Il marque un petit temps d’arrêt et dit : « Bonjour. Vous avez perdu vos chiens ? ». « Non, je crois qu’on me les a fauchés. ». « Je suppose que je vous retrouverai là ce soir ? » me rétorque-t-il. « Oui ». Je ne comprenais guère cette question si familière, bien que chaleureuse. « Je vous rejoins tout à l’heure, alors. » Et il s’était empressé."
 
 Extrait de la nouvelle « Gros dos »
                        "Cette journée-là, mon rhume est descendu sur ma gorge. Je toussais beaucoup. Le repas familial était si morne vu l’histoire du chat, le nombre de morts Corona annoncé au journal télévisé et mes quintes envahissantes, j’ai zappé le tiramisu, que je ne peux plus avaler, tellement ma mère en cuisine souvent, et suis monté dans ma chambre. J’étais complètement patraque. Je me sentais fiévreux et un casque en fer rigide plus petit que mon crâne serrait ma caboche, à m’en faire mal. Mes écouteurs sur les oreilles, je me suis branché sur du rap, étendu sur mon lit, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée pour ma tête, mais j’avais trop envie. 
Ça a commencé à ce moment-là. J’ai toussé. Toussé. Toussé. Je n’arrivais pas à m’arrêter. J’ai arraché la musique. J’ai voulu me lever pour aller chercher du sirop quand quelque chose est resté coincé dans mon gosier. Comme un gros volume qui bougeait, s’agitait, avec des poils qui chatouillaient l’intérieur de ma gorge. Je toussais encore plus. Je sentais cette chose qui remontait lentement, comme si j’allais vomir d’un intrus. Et là, un chat est sorti de ma bouche, en un coup. Il a atterri, en miaulant, sur le tapis en laine de ma descente de lit. Il s’est ébroué, m’a regardé avec ses grands yeux verts, a sauté sur ma couette à côté de moi, s’est frotté à ma main droite, cherchant les câlins, comme s’il me connaissait depuis toujours. 
Tout d’un coup, un rêve fossile se retrouvait à côté de moi, un vieux fantasme devenait réalité. Je l’ai cajolé, j’ai remis de l’ordre dans ses poils et les ai caressés, j’ai grattouillé son crâne, flatté son ventre, chatouillé l’arrière de ses oreilles, entouré sa queue pour la lisser de son point de départ à son point d’arrivée, mais surtout pas le contraire. Et puis j’ai recommencé tout ça, dans l’ordre, dans le désordre et surtout, je l’ai écouté ronronner."
 
 Extrait de  la nouvelle « Sous clé »
                        "Il était déjà huit heures trente-cinq, il devait s'en aller.  
Il avait enfilé le même pantalon anthracite, déjà porté la veille. C’était le dernier encore suffisamment propre. Mais l’ourlet était défait. Il avait saisi son agrafeuse pour cacher cette petite misère. Une chemise gris terne, comme le ciel de ce matin, avait complété sa tenue. Ce léger contretemps l’avait mis en retard. Il avait marqué un arrêt dans le hall d’entrée, pour prendre son parapluie noir à ouverture automatique, mais l’image de l’arbre arraché l’en avait dissuadé. En claquant la porte derrière lui, il pensa à Guido, son rat blanc, qui dormait au fond de sa cage et que, dans sa précipitation, il avait oublié de nourrir. Le pauvre devrait attendre ce soir.
Il avait attrapé le tram suivant, de justesse, et avait rejoint l’établissement des pompes funèbres, où il travaillait depuis 20 ans.
Le prochain rendez-vous était fixé à dix heures. Il était monté au volant du seul corbillard de l’entreprise et son collègue Erik, s’était installé à ses côtés. 
Il aimait bien Erik. C’était un excellent second. Discret, silencieux et efficace, il pouvait compter sur lui et savait que tout se passerait bien pour la levée du corps et les funérailles.
Les membres de la famille étaient tous présents : la mère, coiffée avec un râteau, les deux fils, assurés de leur prestance, affichant un air dédaigneux et la fille, habillée d’une robe bleu cobalt, trop courte pour les circonstances. Une petite tribu, dans le salon, debout, les bras ballants, désarmée par la douleur, perdue dans l’attente. Le seul mouvement dans la pièce venait d’un poisson rouge qui tournait en rond dans un bocal trônant sur le buffet en vieux chêne."
 
 
 
"Le goût des mots a toujours fait partie de sa vie ; l’écriture est devenue un des moyens d’en profiter pleinement en les mélangeant joyeusement. Une façon aussi de laisser affleurer en elle puis sur le papier, des facettes inattendues, cachées et de se laisser surprendre par ces émergences insoupçonnées."   

 
Anouk Flausch
 

 

 

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