Cécile Gravellier, La Chambre forte


 

La Chambre forte

Cécile Gravellier

Editions Libre Label, 2019

 

 

Cecile Gravelier La Chambre forte

 

 

Présentation du livre et de l'auteur

 

Ce texte, La chambre forte, se compose de deux parties, deux voix imbriquées, se faisant écho, l’une tentant d’éclairer l’autre. 

Une première voix, Elle, qui dessine une personnalité, et une deuxième voix, Je, qui dit l’expérience difficile du deuil après la mort d’un enfant.

Ce récit est né de ma nécessité personnelle à dire le deuil, à mettre à jour des émotions contenues mais il est aussi issu d’une volonté forte de réagir à cette injonction de « faire son deuil » à laquelle la société nous pousse, comme s’il y avait une obligation à agir et un savoir-faire à mettre en œuvre.

J’ai  voulu  montrer que  nous vivons cet événement à partir de ce que nous sommes en tant qu’individu et que cette expérience douloureuse s’inscrit dans le temps long.

Actuellement à la retraite, j’ai été professeur de Lettres en Lycée professionnel dans la banlieue bordelaise, pendant 25 ans.

Auparavant, j’ai vécu en Dordogne 

La lecture et l’écriture m’accompagnent depuis toujours.

 

Extraits

                Un dimanche d’été, l’après-midi, prise par une impulsion soudaine, j’ai traversé la ville, seule, pour aller voir le film d’Arnaud Despleschin, La vie des morts. Quelques mois plus tard, lorsque le film de Pascale Ferran, Petits arrangements avec les morts est sorti, la nécessité de le voir s’est imposée à moi de la même manière. 

J’ai acheté avec une semblable urgence le livre de Lorette Nobécourt, En nous, la vie des morts. Je ne l’avais pas feuilleté, ni regardé la quatrième de couverture. J’avais seulement lu une critique dans laquelle le journaliste relevait la sincérité de l’auteur et parlait de son évolution, du chemin qu’elle    avait parcouru. L’article était accompagné de deux photos. Sur la première, on voyait l’auteur de loin, je lui trouvais l’air un peu misérable. Sur l’autre, son visage en plan serré, elle était belle, elle avait les yeux bleus, comme moi. 

Cet élan s’est aussi manifesté à la sortie du livre de Marie Darrieusecq, Tom est mort, même si je savais, la polémique avec Camille Laurens en avait fait la preuve, qu’il ne s’agissait que d’une fiction. Mais en lisant le titre du roman, je ne pouvais m’empêcher de mettre un autre prénom à la place de celui choisi par l’auteur. 

Il en fut de même avec le livre de Philip Forrest, L’enfant éternel, le seul que j’ai lu, je crois.

Avant même d’avoir vu ces films, d’avoir lu ces livres, les titres opéraient comme des déclencheurs, ils s’adressaient à moi, ils me parlaient. Je ne pouvais manquer ces rendez-vous ! Il y avait comme une exigence, quelque chose d’impérieux. Les livres, plus que les films, il me les fallait. À la fois remparts et forteresses, protection et enfermement. J’avais besoin de les avoir près de moi. Comme si, à eux seuls, ils représentaient celle qui avait disparu et qu’ainsi j’en retrouvais la présence. À moins que ce ne soit un moyen de me prémunir contre l’absence. Je pouvais tendre la main, les toucher, ils étaient là.

À ce moment-là, il s’agissait seulement de les avoir. L’important n’était pas leur contenu — je ne les lisais pas — mais plutôt, comme pour les films, ce que me renvoyaient les titres et ce que je pressentais de leur contenu. Leur lecture opérait comme un déclic, un lien immédiat s’établissait entre eux et moi. Comme si, à chaque fois, ces titres, échos de ma voix intérieure, parlaient de quelque chose qui me dépassait et racontaient ma propre histoire.

Ils étaient comme autant de boites noires que j’alignais autour de mon lit, présences multiples d’une part de ma vie disparue à qui je rendais ainsi des parcelles de réalité.

Plus tard, je compris que ce que je cherchais dans ces textes, c’était de savoir comment d’autres étaient parvenus à mettre des mots sur ce qui était pour moi indicible et qui m’étouffait. J’étais un bloc fermé à double tour dont aucun mot, aucune émotion ne pouvaient sortir.

Les auteurs de ces récits disaient ce que, moi, je n’arrivais pas à dire, ce qui était enfoui en moi sous descouches d’impossibles et étouffants silences. Ils étaient ma survie, ma parole éteinte, ce qui me permettait de tenir debout. Ce que moi je n’arrivais pas à dire, empêchée par une sorte d’aphasie autour de ce qui me ravageait à mon insu, d’autres y étaient arrivés. Je ne présageais pas d’y parvenir un jour moi aussi.

L’important n’était pas de lire ces livres, l’important ce n’était pas les mots avec lesquels ces auteurs racontaient ce qui leur était arrivé, non, l’important c’était de savoir qu’eux étaient parvenus à dire la violence extrême qui comme eux, m’avait atteinte. Le seul fait de savoir que c’était possible me suffisait,    c’était comme une respiration.

J’allais voir ces films pour regarder les personnages faire ce que, moi, je n’arrivais pas à faire : pleurer, crier, se mettre en colère, se colleter avec la douleur, voir les corps ployer sous l’annonce, hurler contre l’injustice, vivre avec. J’y allais uniquement pour ça.

J’étais liée à ces gens-là. Entre eux et moi, il y avait une sorte de fraternité, de reconnaissance. Nous faisions partie du même monde, un monde où le temps s’était arrêté, où toutes choses entre soi et le monde étaient dissociées, un monde où quelque chose qui ne se voyait pas avait eu lieu. Les voir se débattre et tenter de vivre avec l’absence, la douleur enfouie, cela m’aidait à sortir de cette glaciation dans laquelle je m’étais enfermée, cela rendait ma souffrance réelle, comme si elle avait besoin d’être légitimée et qu’elle ne pouvait l’être qu’à travers les images et les mots des autres.

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               Trente-cinq ans après, j’ai encore en moi la sensation de fermeture instantanée de mes portes intérieures, lorsque l’annonce eut lieu au téléphone par une infirmière de l’hôpital, comme les portes blindées d’une chambre forte dont le mécanisme bien huilé fonctionne aussitôt. Clac ! Fermeture irrémédiable.   Sans retour en arrière possible. Je n’avais pas le code, j’étais enfermée à l’intérieur, emmurée. L’annonce avait érigé une forteresse. Je ne savais pas comment faire pour en sortir, il faudra des années pour que la porte s’entr’ouvre, des années pour abattre les murs, pour déconstruire l’édifice censé me protéger mais qui dans le même temps entrainait ma propre mort.

Plus rien ne pouvait filtrer, ni dans un sens ni dans l’autre. Mon corps avait mis en place les seuls moyens de survie possible pour lui, il avait accompli les premiers gestes d’urgence devant la catastrophe, fermeture étanche à toute émotion venant de l’extérieur et impossibilité d’exprimer et d’émettre quoi que ce soit. Ne rien laisser entrer qui puisse rajouter à cette douleur. Ne rien en savoir.

C’était de la réaction animale, de la sauvegarde vitale.

Une sorte d’effroi s’empara de moi, dépassée par l’ampleur de ce qui m’arrivait. Toute émotion se retira.

J’entrais dans une période glaciaire.

 

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               Le temps était fait d’ennui, d’attente. Pourtant on aurait dit les jours d’une enfant comme une autre. Les leçons à l’école, le silence à la maison, les jeux avec les frères.

Les frères, c’est grâce à eux qu’elle tenait debout, le grand et le petit. Ils étaient là, de chaque côté d’elle, ses frères de silence. Ils formaient les limites de son corps, son ossature. Grâce à eux, son corps ne fuyait pas, ne se répandait pas. Ils étaient ses garde-fous. Ils avançaient ensemble.

Le grand, elle était tournée vers lui, elle le regardait, elle aurait aimé que lui aussi la regarde plus. Il rêvait de mer et de bateaux et, comme le père, il partait.

Au retour de ses terrains d’aventures le long de l’estuaire, il rentrait fatigué, boueux, les yeux brillants. Il revenait de loin, de lieux où tout semblait possible, d’ailleurs où le monde bougeait, où ça vivait, la vie était là-bas, elle le sentait. Tout se passait toujours autour du fleuve. Ces noms de lieux énigmatiques, qu’elle entendait de sa bouche le soir lorsqu’il revenait de ses escapades, elle les retrouva, sans trop y croire, des années plus tard au détour d’une route : Fort Pathé, Fort Médoc, Mortagne, Meschers. Ils étaient làà portée de marche. Ils auraient tout aussi bien pu être au bout du monde, repères sur une carte imaginaire, carte du trésor sans limites. Leur seule évocation faisait de son frère un voyageur au long cours, un aventurier et d’elle quelqu’un d’immobile.

 Pendant ce temps-là, elle restait à la maison, essayant d’occuper ces dimanches interminables, emplis d’ennui malgré la présence des poupées, dans l’attente que quelque chose ait lieu qui l’emporterait elle aussi. Elle était clouée au sol. Le soir, au retour de son frère, la maison s’animait enfin, la vie reprenait et tout se mélangeait en elle, la jalousie, l’admiration, la révolte, la colère... Confusément, elle sentait que, dans ce monde dans lequel elle vivait, être née fille était une malédiction. Lui, il était libre de partir, cela le faisait grandir à ses yeux et lui conférait un caractère exceptionnel. Elle le plaçait sur un piédestal et ne s’accordait aucun droit à la vie. Lui, il les avait tous. Parfois, le soir, ils se retrouvaient, la musique les rendait complices et proches, dans ces instants-là elle avait le sentiment d’exister. Il était Pyram, elle était Thisbee et comme dans la pièce de Shakespeare qui lui avait été une révélation, le mur était là entre eux deux, ce ne pouvait être qu’une parodie de l’amour, la seule fantaisie possible. 

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                Regardant une photo de sa mère prise avant qu’eux, ses enfants, ne soient là, sans doute peu de temps avant son mariage, elle avait eu l’impression de se trouver face à une inconnue. De ce visage pris en gros plan, émanait quelque chose de violent et de retenu à la fois, comme si ce regard et ce sourire contenaient à eux seuls la totalité des désirs, des aspirations, de la jeunesse de sa mère. Elle y découvrait une attente et une force vitale profondes, comme un commencement de vie qu’elle ne se souvenait pas d’y avoir jamais vu. 

Ce n’est que beaucoup plus tard, lorsque sa mère, épuisée de tout, se laissera dériver, qu’elle, sa fille, parviendra à faire émerger à nouveau dans son regard et dans son sourire, dans un double mouvement de présence et de retranchement, cette innocence des débuts et cette force tenace, tapie au plus profond d’elle-même. Elle était alors redevenue une petite fille, donnant la main pendant la promenade comme le font les enfants, légèrement en retrait des adultes, taquinant les autres pensionnaires, obligeant ceux qui l’entouraient à ralentir le temps, à se mettre à sa hauteur pour déceler au fond de son regard un éclair de présence et lorsqu’on le trouvait, étonnamment il était espiègle, rieur le plus souvent, comme si elle leur faisait une farce, obligeant ses interlocuteurs à aller chercher en eux des ressources insoupçonnées, leur imposant un chemin toujours plus long pour renouer le lien avec elle. C’était un peu sa revanche, elle les obligeait à la douceur, à la présence, à l’attention extrême.

Entre ces deux visages de sa mère, celle qu’elle n’avait pas connue et celle qui l’avait obligée à s’approcher d’elle au plus près, il y en avait une autre, tout aussi lointaine avec laquelle elle avait vécu et que pourtant, elle ne connaissait pas.

Cette mère-là, elle ne partait pas, elle était toujours là, mais il y avait en elle quelque chose d’inaccessible. Entre elles, l’enfant parmi d’autres et sa mère, il y avait cette famille à la taille démesurée, famille nombreuse, famille monstrueuse à laquelle elle se sentait étrangère, dont elle voulait pouvoir se cacher mais que le nombre rendait ostentatoire. Le collectif était la désignation première : les garçons, les filles, les enfants, les ainés, les grands, les petits. De cette globalisationde cette absence de regard, il lui fallait s’extraire pour ne pas sombrer. Plus tard, par peur d’être absorbée par la masse, elle n’eut de cesse de faire un pas de côté et de se placer dans la marge, pour qu’on la voie, pour qu’elle puisse respirer et se sentir exister. C’était une question de survie. Cette famille était à la fois ce qui la déterminait, la protégeait et, dans le même temps, l’étouffait. 

Avoir sa mère pour elle seule était impossible. Alors, enfant, la maladie était le meilleur des stratagèmes pour se retrouver seule avec elle. Cette faiblesse passagère permettait de réclamer à boire plusieurs fois par jour et de l’amener ainsi à monter l’escalier de la grande maison jusqu’à la chambre, un jus d’orange à la main. Lorsque ses yeux malades pleuraient, sans que l’on sache pourquoi, la présence de sa mère qui tenait sa main pour conjurer la peur lors des interventions, lui faisait ressentir l’intimité à laquelle elle aspirait. L’espace d’un instant, elle était privilégiée.

Dans ce qui se passera des années plus tard, sa mère sera là avec elle, sa fille, dans les couloirs de l’hôpital et la prendra dans ses bras.

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               Ce qui a eu lieu il y a trente-six ans aujourd’hui m’a transformée irrévocablement. Cet événement s’est emparé de moi, de mon corps, de mes émotions. Il m’a bouleversée et a modifié mon rapport au monde. Pour rompre avec la spirale sans fin qui m’entrainait vers des profondeurs destructrices, pour accepter de vivre avec cette mort qui avait fait irruption dans ma vie, j’ai dû me battre contre moi-même et aller chercher au fond de moi des traces de vie que je ne soupçonnais pas pour les faire remonter à la surface. Il m’a fallu des années pour que le trou creusé par la perte soit moins béant, pour que la mort et l’absence s’intègrent à mon corps dans sa totalité, sans que cela ne le gangrène, pour accepter que la mort faisait désormais partie de ma vie et que je devais vivre dans cette proximité. Il me faudra beaucoup de temps pour seulement penser que la vie pouvait continuer dans ce qu’elle a de plus merveilleux et que la mort qui avait surgi dans ma vie n’en était plus l’empêchement. Quand c’est arrivé, je ne savais pas que cela allait me prendre le reste de ma vie. 

 

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