Par DELPRAT Hélène le mardi 6 décembre 2022
Catégorie: Textes écrits hors atelier

Rue du saut du loup

Elle habitait « rue du saut du loup » et ressemblait à une jeune fille avec sa silhouette fine et son teint délicat. Pourtant ses cheveux étaient gris, de l'argent fondu, soigneusement remontés sur le haut du crâne en un drôle de chignon plat. Quand elle circulait dans l'appartement d'un petit pas alerte, un bruissement soyeux l'accompagnait. Avait-elle plusieurs jupons sous sa robe noire ?

Nous, nous ne lui avions jamais vu porter que des vêtements stricts, bien coupés, généralement sombres. Une seule fois il m'a été donné de la surprendre cheveux défaits, plus mince encore que d'habitude, enveloppée dans une robe de chambre de foulard prune. C'était un matin très tôt et elle en fut bien confuse. Plus que tout, elle avait le sens des convenances Cousine Héloïse.

En fait, c'était une dame car elle avait été mariée.Mais… si peu ! Et si jeune ! Elle avait pris mari à dix-sept ans. La photo du cousin Hubert trônait dans le salon : de superbes moustaches blondes remontant en pointe, la mèche sagement lissée sur le coté et un doux regard qui le resterait à jamais. Il était parti le bel officier avec tant d'autres, au début du mois d'août 1914, partageant avec eux le même enthousiasme patriotique au seuil d'une guerre que l'on imaginait courte. Et tout de suite, il tomba sous le feu ennemi, le 23 août, quelque part en Lorraine, dans une de ces « offensives à tous prix » qu'on enseignait à l'Ecole de guerre. A peine trois semaines de combats et Héloïse était déjà veuve. Une lettre élogieuse, signée du général Lanrezac, la médaille du combattant et une pension de veuve assez mince, voilà tout ce qui restait à Héloïse de ce mari qui n'avait fait qu'une courte incursion dans sa jeune vie.

Dix-sept ans, même pas un mois de mariage, cela suffit-il à deux êtres pour bien se connaitre ? En ce temps-là ce n'était sûrement pas les rencontres entre fiancés qui pouvaient fournir beaucoup d'occasions de rapprochements…  Et quant à leur intimité de jeune couple, il est permis d'en douter, ils n'avaient pas eu le temps de s'installer « chez eux » et habitaient le deuxième étage de la grande maison à l'ombre des chênes, propriété des parents d'Héloïse. Ces derniers occupaient le premier étage et le rez-de-chaussée en compagnie de leurs trois autres enfants. Héloïse était l'aînée. Tout naturellement, après son veuvage, elle reprit sa place et son rôle de grande sœur, veillant sur les petits, se dévouant pour chacun. Plus discrète, il n'en existait guère. Héloïse s'occupait de sa tâche sans jamais le faire remarquer. Le moindre compliment la faisait rosir du cou à la lisière des cheveux. Elle s'activait et l'ouvrage fondait sous ses doigts, tout simplement.

- « Héloïse, peux-tu réparer l'accroc de mon pantalon avant que maman ne le voie ? »

- « Héloïse, j'ai absolument besoin de toi pour ma composition française ! »

Héloïse était toujours là quand il fallait. A peine savait-elle élever la voix quand la famille profitait un peu trop de son bon vouloir.

C'est vers la fin de la guerre qu'elle devient vraiment indispensable, quand Mathilde, la mère est emportée par une mauvaise grippe, laquelle fait des ravages en ville comme sur le front. Luc a seize ans, Etienne quinze, mais le « petit Paul », lui n'a que onze ans. Toute une maisonnée à gérer et Octave le père que le départ de sa femme laisse anéanti. A ce moment là Héloïse doit véritablement tout prendre en charge : les études des grands, le maternage du petit, le fonctionnement de la maison et même aider son père à la librairie afin qu'il ne se laisse pas envahir par le désespoir et qu'il reprenne pied. Et toujours avec la même discrétion, telle une petite souris grise, furtive, mais terriblement efficace. Comment s'étonner dés lors qu'Héloïse n'ait pas trouvé le temps de « refaire sa vie » ni de prêter attention à aucun des jeunes « godelureaux » que son exquise joliesse attirait ?

- « Je ne veux plus entendre parler de mariage. Cela ne m'intéresse pas ».

Et de piquer un joli fard en prenant un air torturé qui faisait bien vite taire l'interlocuteur, soucieux de ne pas la peiner.

- « Héloïse est une perle » disait-on dans la famille, « mais, la romance, ce n'est pas son fort et elle doit garder précieusement le souvenir d'Hubert… »

Personne ne s'y arrêtait vraiment, c'était dans l'ordre des choses.

Bientôt les garçons quittent la maison pour de bon, même Paul devenu instituteur part s'installer à Lyon avec sa jeune épouse. Héloïse reste avec Octave et pour améliorer les revenus du magasin, ils louent le premier étage de la maison et le rez-de-chaussée, ne gardant pour leur usage que le petit appartement du second, bien suffisant pour eux deux. Une vie paisible qui coule sans heurt jusqu'à la mort du père peu avant l'année 1939. Il n'aura pas connu la seconde guerre mondiale.

Voilà Héloïse seule dans la maison de la rue du saut du loup, avec les locataires dont les enfants par leurs cris et leurs jeux lui rappellent le temps d'autrefois. Il lui faut vendre la librairie, ce qui n'est pas facile en une période où l'on se soucie d'avantage de nourriture terrestre que de nourriture intellectuelle. Mais, enfin l'affaire se conclut, laborieusement et à bas prix. Juste de quoi « voir venir ». Héloïse sort un peu plus de chez elle. On la voit à l'hôpital où elle donne « un coup de main » le mardi et le jeudi. On la voit sur son vélo, dans la campagne. Sans doute quelques ravitaillements pour les neveux de la ville, comme tout le monde ? Pas de quoi attirer l'attention en tous cas. A la Libération bien des gens eurent à faire connaître leurs actions courageuses, voir héroïques, par désir de gloire ou de profit ou par simple souci de justice, pour installer certains faits dans les mémoires. Il ne fut question de rien de tel rue du saut du loup.Pendant près de vingt ans Héloïse continua sa petite vie routinière, donnant toujours un peu de son temps à l'hôpital où assurément on devait l'apprécier. Et puis elle s'est éteinte au début de l'année 1964 après une longue maladie, subie discrètement comme tout ce qu'elle avait traversé. Et le second étage de la rue du saut du loup resta vacant

Et puis un jour de l'année 1970, un livre fut édité qui occupa plusieurs semaines le devant de la vitrine de la librairie d'autrefois qui avait repris un peu de lustre. L'auteur s'appelait Josef. Il était d'origine juive et vivait en France avec sa famille avant la guerre. Dans son livre il racontait son épopée au travers de la France occupée et comment, dans une petite ville d'Auvergne, en 1940, il était resté caché pendant sept semaines dans le grenier d'une maison située dans une rue joliment nommée « rue du saut du loup ». La propriétaire, une femme extraordinaire à ses dires, méritait la reconnaissance de nombreux juifs fugitifs qu'elle avait tour à tour accueillis, cachés et aidés à poursuivre leur chemin. Il n'avait pas cru non plus devoir taire que, bien que jeune marié, il lui avait été donné de vivre làune magnifique histoire d'amour avec cette femme qui avait le double de son âge : « Rien ne pouvait durer entre nous mais l'angoisse décuplant notre désirj'ai vécu là quelques uns des moments les plus intenses de ma vie. C'était une vraie amoureuse, elle avait tellement de tendresse à donner ! » 

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