Par Anne-Marie Dufes le mercredi 10 janvier 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

​Visages de la vogue

Fini la chanson des fléaux et les animaux qui « chauchent » les gerbes sous le soleil de juillet, les hommes aux visages craquelés, couleur de terre, ont déposé leurs outils. Un suaire de sueur les recouvre, mais pour l'heure les yeux s'allument, les regards s'ébrouent et de ces silhouettes de ruine montent un brouhaha de voix rieuses… un peu de répit et la fête peut commencer. Cette année-là, j'avais décidé de participer à l'évènement, tu m'avais promis de venir dans la soirée. Dans cette bourgade, où l'unité de mesure du nombre d'habitants est la quantité de feux allumés l'hiver, chacun mettait un point d'honneur à se mettre sur son trente et un. Les visages reluisaient comme des sous neufs, les « brailles » étaient lavées et repassées de frais. Les quatre heures annoncées par la cloche invitaient la population à se rassembler sur la place. Dans le virage, sous l'église, le hennissement des chevaux et le cataclop tonitruant des pattes qui foulent le sol annoncent la venue du Marcel et du René suivi de tous les mômes du village. Chaque année les deux percherons lancés à belle allure donnent le départ de la Vogue. « Viva la voto » crie d'une voix rocailleuse le Marcel et tout le monde de répéter « Viva la voto »… la fête était lancée. Le Marcel c'est quelqu'un comme on dit. Il ne faut pas lui en promettre, ici quand on dit « le » c'est qu'on est du pays, et s'il y a plusieurs Marcel on ajoute la particule « de »… ça vous pose l'homme dans son terroir. Donc le Marcel de Chantemerle a fait son entrée. Un grand gaillard solide, dur à la tache, aussi rond que son percheron, un regard bleu acier sous des cheveux raides et épais comme les genets de la montagne, son visage semble taillé à la serpette qu'il sait manier mieux que personne. Quant au René, il est tout rabougri ; on dirait une brindille sur son cheval ! Ses sourcils en broussailles se mélangent à une tignasse qui fait honneur à la crinière de son destrier, ses yeux noirs luisent au milieu d'une figure burinée par le soleil, c'est qu'être berger ça vous tanne un homme. Petit à petit la place se remplit.

Ça et là des visages rougeauds s'exaltent, luisants comme des tomates, avec des joues aussi polies que les galets de la rivière. Des peaux parcheminées, papier bible où l'histoire des hommes se lit, des taches de rouille qui disent le temps passé. Des queux de cheval pointent, des chignons hauts s'érigent, champignons capillaire, des chignons bas, petits nids aux creux d'une nuque arbre, du gris, du blanc, du noir, des yeux fardés façon biche, du rouge à lèvres éclatant, des yeux qui cherchent, et évaluent les chances d'être regardé, admiré. Je me fraye un passage au milieu des danseurs, frôle des nuques rouges mordues par le soleil, des odeurs de vinasse se mêlent à celle de l'eau de Cologne ambré Mont Saint-Michel, l'écorce rugueuse des peaux me râpe. Là un beau gosse sous une casquette gavroche, des yeux rieurs, veloutés, un rien coquins entourés de rides en soleil me font un clin d'œil ; ici une chevelure rousse qui s'envole et laisse voir des oreilles en coquillages, me bouscule. Une moustache rehaussée d'yeux globuleux, la pelouse grasse d'une barbe, un front en fer à cheval, et des trous de nez gigantesques s'approchent de moi… tant de laideur sur une seule face ne peut que me rappeler combien notre condition humaine est fragile, absurde et mortelle. Je me sauve, m'échappe de cette gangue de peaux et monte sur le clapas à l'abri. Je me sens presque en communion avec le buisson de buveurs debout devant le comptoir. La rudesse de la terre a mangé les vingt ans de ces êtres qui, pour oublier la fatigue, boivent, fument dans des relents de désespoirs. Au milieu des râles de rire et des remords d'insultes, chacun fait sa fête de l'intérieur. Il est tard, tu ne viendras pas ce soir. La fin des festivités a parfois un goût de cendres. 

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