Par Laurence Segbo le lundi 1 novembre 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

Terramer

Elle s'est découpée dans la lucarne du hublot. Une île, un ilot plutôt. Terramer. Sous l'aile de l'avion, le soleil rasant dévoile les contours d'un pays que je quitte. Dans cette heure entre chien et loup, au-dessous de la carlingue, quelques rares points lumineux éclosent çà et là. Ils tracent en pointillé les contours de sa circonférence et délimitent son territoire.Un terroir kaolin au zénith, sil au couchant, noir à la nuit.

Sur les collines de sable doré qui l'encerclent, ses tours en terre cuite dressent vers le ciel d'où je la contemple une ultime déchirante prière. Carrées, rectangulaires, leurs formes géométriques s'épanouissent le long de venelles rectilignes, sillons de labour inhospitalier où des femmes, des hommes ont trouvé à vivre. Dans ce soir, de cette vue aérienne, Terramer dessine un monochrome labyrinthe d'argile. Et je survole cette rouge oasis du désert sachant que je laisse derrière moi le terreau de ma jeunesse.

Je me souviens.

Terre neuve pour moi, terre de feu, elle brûlait le jour le sol gercé que le vent balayait sur nos visages rougis de cette poussière. A l'abri des murets qui clôturaient les concessions, les femmes. Leurs majestueuses épaules ébènes saillaient du pagne qui enveloppait leurs corps majestueux. Elles pilaient le mil, broyaient le piment, triaient les grains de riz. Sur la place, à l'ombre limoneuse des branches du baobab, sur des nattes tressées en paille rousse, les hommes en boubou aux imprimés cuivrés. Ils palabraient, jouaient à l'awalé, buvaient un thé vert brûlant de la même teinte ocre que leurs champs. Les enfants couraient après un ballon en vieux chiffons terreux, poussaient une voiture en boîte de conserve avec un roseau. Ici, on donnait du temps au temps qui s'était arrêté.

La nuit, à la lumière du halo de quelques réverbères, des élèves étudiaient, tandis qu'autour du feu de cuisine rougeoyant, les adultes mangeaient. Assis à même la terre encore gorgée de la chaleur du jour, ils partageaient une même calebasse de riz au gras brun. De leurs mains expertes, ils façonnaient des boulettes qu'ils portaient adroitement et dignement à la bouche. La noble grâce de leur geste me fascinait ! Et je ne me lassais pas de contempler et d'admirer tant d'élégance dans leur mouvement. Etait-ce alors, à la seule faveur des ténèbres, qu'une acre odeur boucanée hantait l'atmosphère, une odeur que je n'ai jamais plus retrouvée ?

La pluie s'invitait rarement, mais violemment. Des torrents de boue noyaient alors les sentes, submergeaient les cours des maisons, ravinaient les champs de culture. La terre glaise ensanglantait les boubous immaculés. Je ne retrouvais pas dans cet univers argileux et minéral le doux parfum d'humus que la terre exhale après l'ondée que je connus plus tard. Quand les éléments finissaient par s'apaiser, l'eau ruisselante avait lavé la terre qui retrouvait son état originel et la vie son cours.

A Terramer, le sable caramel, la terre sanguine, les façades élevées en parpaing de torchis, les peaux brunes à noir charbon, composaient un terrestre tableau camaïeu.
A Terramer, les couleurs chatoyantes des Wax et des Basins dont les femmes enrubannées se paraient, étaient les seules fleurs immortelles à s'épanouir.
Ce soir, j'enterre Terramer. Cette nuit, je n'aurais plus que des souvenirs à déterrer pour ressusciter la ville couleur café bâtie en terre battue et crue.

Cette nuit, je rêve. Comme l'on fait de la pâte avec de la farine et de l'eau, de leur seule sueur mêlée à la terre, les Terrameriens ont élaboré une glaise dont ils ont fait leurs maisons, leur ville. Cette nuit, je rêve. De si peu peut naître un palais, un royaume, un univers ! Cette nuit, je prie. Puissions-nous apprendre, réapprendre à élever, non pas des châteaux en Espagne mais d'autres Terramer, sobrement, pour notre bienfait et celui de notre planète. 

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