Par Stéphanie P. le mercredi 26 avril 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

La maison est à vous

J'avais récupéré les clés, chez le notaire, l'après-midi même. La maison est à vous, voilà ce qu'il m'avait dit. J'avais roulé, alors, sans m'arrêter, presque sans respirer et j'étais arrivée, la nuit à peine tombée. La lumière des phares avait éclairé furtivement la façade, si familière et si lointaine. Puis la pénombre d'une nuit sans lune, ni étoiles. Une nuit qui annonçait comme ils disaient un lendemain sans soleil. J'avais difficilement ouvert le portillon, tâtonné d'abord pour distinguer la serrure puis insérer la clé. Je m'en voulus alors d'avoir jeté mon portable au fond de mon sac de voyage. Mais finalement, c'était mieux ainsi. Mieux de prendre le temps de la redécouverte, le temps d'écouter le jardin respirer, d'accorder mon souffle avec celui du grand chêne, que je ne vois pas vraiment mais dont je me souviens et devine l'ombrage, d'y aller en douceur, comme un promeneur sans but. Le portillon grince et sa musique me ramène des années en arrière. On revenait du marché, le petit panier en osier que m'avait offert Mamé, dans la main droite, rempli de pêches, dans la main gauche, un cornet surprise en papier, encore fermé et que j'étais furieusement pressée d'ouvrir au plus vite. Mon petit chapeau de paille de travers sur la tête, cachait mon œil gauche et j'avais la trouille de m'étaler dans l'allée du jardin. Je fixais les pans de sa jupe et ses petites ballerines blanches qui trottinaient devant moi et me guidaient.

Ce soir pas de jupe, pas de ballerines, mais le souvenir de leur bruit sur le gravier. Je m'arrête dans l'allée et fait crisser le sable et les cailloux sous mes semelles. Je tourne sur moi-même comme pour saisir d'un regard vain le jardin dans son ensemble. Je n'en discerne qu'un contour flou, un peu mouvant, sans parvenir à y retrouver le flamboyant de mon enfance et la cabane au fond, près de l'ancien lavoir. Deux pas de plus, j'atteins l'escalier du perron, plus tôt que je ne le pensais et manque de perdre l'équilibre. L'allée est plus courte que dans mon souvenir. Quatre marches, je m'en souviens si bien. Je les ai gravies et dévalées tant et tant, en courant, à cloche pied, deux par deux. Tantôt château, parfois bateau, souvent une île. J'y ai lu, pleuré, boudé, j'y ai ri. J'y ai grandi marche après marche. Sur le perron, je plisse les yeux pour distinguer la porte, sans succès. Les mains tendues, je touche d'abord ce qui me semble être un volet, sans doute celui de la fenêtre de la cuisine, si mes souvenirs sont fiables. Mes doigts glissent doucement sur le crépis de la façade, jusqu'à l'encadrement de l'entrée. Il me reste trois clés, pour trois verrous, peut-être. La peinture écaillée de la porte s'effrite sous mes doigts. Elle était verte à l'époque, vert sapin comme le bois des volets. Je ne suis pas certaine de vouloir quitter la pénombre. Je m'y sens invisible, là sans y être, cachée et à l'abri. Deux verrous seulement. La porte s'ouvre enfin. Ma main se dirige immédiatement vers l'interrupteur, le geste précédant le souvenir, mon corps s'est rappelé. Rien. Pas de lumière. A droite, le guéridon est toujours à la même place, ma main s'attarde sur le napperon brodé. Au milieu un vase, et quelques fleurs en tissu, comme avant. Puis soudain, l'odeur me prend par surprise, ce mélange de fleurs coupées, de thé Earl Grey et de citron. Je la vois soudain dans l'embrasure de la cuisine, ses yeux bleus gris délicieusement plissés, ses boucles parfaitement alignées, un plateau dans les bras. Je la sens, la respire, je sens sa main sur mon épaule, pose ma joue sur son cœur. Je m'abandonne doucement le long du mur. Les larmes coulent enfin, douloureusement réconfortantes. 

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