Par Camille L. le lundi 16 mai 2022
Catégorie: Textes d'ateliers

Les grues cendrées

La fenêtre est entr'ouverte, il fait doux, c'est encore une belle journée.

La voix cristalline de Sabine Devieilhe vous porte, vous enchante. Un rayon de soleil se pose délicatement sur la tranche juteuse qui glisse sous vos doigts. L'assiette est déjà presque terminée, les rondelles de tomates bien disposées en cercle. Vous portez le doigt à vos lèvres d'un geste machinal, ce seront les dernières, elles ont moins de goût.

Un son inattendu interrompt l'harmonie de la musique, vous alerte. Des enfants ? Un appel ? Des cris dans le lointain. Une rumeur invisible. Ce sont elles ? Déjà ?

Et vos mains abandonnent. Vite. Vous sortez. La terrasse, le jardin, les yeux levés vers le ciel, votre tête s'incline, droite, gauche, droite encore, des milliers de krou krou se rapprochent, c'est là ! Vous les apercevez, leur ton perché s'enroule au-delà du clocher. Pointillés noirs, hiéroglyphes mouvants, rubans instables, ils s'étirent et ponctuent le ciel.

Une joie profonde vous inonde, vous met les larmes aux yeux.

Les grues sont de retour.

Vous restez là tandis qu'elles avancent. Le ciel voilé se remplit de leur vol. Bientôt, elles occupent tout votre pan de ciel, vous les suivez des yeux. Légères, fluides, elles tournent, ondulent, virevoltent dans le vent en un mouvement incessant.

Elles dansent et cherchent le courant qui les emportera loin d'ici, vers le Sud, au-delà des frontières. Leur ballet, anarchique et sonore, n'aura lieu que pour vous…

Puis sans que rien ne le laisse présager, elles se rassemblent en de puissants battements d'ailes, prennent leur place dans le sillage l'une de l'autre et reforment dans un ordonnancement presque parfait le V magique du voyage, avec l'horizon et la chaleur comme seule perspective.

Chacun de leur passage est un moment de grâce et peu vous importe où les mène leur voyage au long cours, Nord ou Sud, vous en acceptez l'augure.

Elles ne font que passer, vous le savez, vous aimeriez les retenir, vous rêvez qu'elles vous emmènent sur leur dos mais vos pas sont lourds et vos voyages dérisoires.

Déjà elles s'éloignent, vous laissent à votre hiver et dans leur clameur qui résonne comme un adieu, vous reconnaissez l'annonce du froid, du gel et de la nuit à venir.

Un frisson vous saisit et vous retournez à l'intérieur.

Le 8 mai 2022

Article en relation

Laissez des commentaires