Par Christine T. le samedi 12 décembre 2020
Catégorie: Textes d'ateliers

UNE JOURNEE D'ESCALADE

Il y a de cela quelques dizaines d' années, alors que je traversais une période de vie assez difficile, je suis tombée par hasard sur un petit entrefilet en bas d'un journal qui proposait une journée de découverte de l'escalade. Gratuit, matériel fourni, encadrement par des professionnels...Pourquoi pas ? Oui mais rappelle-toi que tu n'aimes pas le sport ! Je sais, mais je serai dans la nature, c'est une occasion de sortir, de voir du monde, de me changer les idées...Oui mais ça risque d'être fatigant, tu n'es pas sportive...

Je me suis quand même présentée le lendemain matin à 9 heures sur le lieu de rendez-vous, c'est à dire au pied d'une falaise, dont je n'avais pas imaginé qu'elle puisse être aussi haute, avec une motivation qui fondait à vue d'oeil. Je ne suis pas sportive certes mais je ne suis pas lâche non plus, j'ai donc essayé de maîtriser cette peur qui était en train de m'envahir. Alors bien sûr, dans ces moments-là, j'ai des tas d'arguments qui me viennent, comme le fait que c'est moi qui ai voulu venir, ça c'est sûr, et je peux arrêter l'expérience quand je voudrai, et là, je me rends compte que ce n'est pas tout à fait comme ça que ça se passe. Heureusement un barbu très sympa s'avance vers moi, m'aide à mettre les jambes dans le baudrier, me donne quelques informations que j'essaie de retenir sur les cordages, les mousquetons et surtout que tout va bien se passer. En général, lorsqu'on me dit cela, je m'attends au pire...le dentiste m'a dit la même chose la semaine d'avant et j'ai eu un mal de chien.

Me voici donc au pied du mur si je puis dire. Ce mur n'est pas lisse évidemment. Il est plus ou moins vertical mais comporte des creux et des bosses et sur sa partie basse des touffes de végétation sèche. J'enfonce le bout de mes pieds dans des petites aspérités que l'on m'a indiquées pour démarrer mon ascension. Ce n'est pas plus grand que ça ? Il n'y a donc que les orteils et les doigts qui vont me permettre de me hisser...? Idiote, tu croyais qu'on allait creuser des marches exprès pour toi ? Tant pis, je m'agrippe et je me colle sur la paroi. Elle est dure, elle est rugueuse, elle me surprend. Mais elle est aussi chaude et rassurante,alors je reste un petit moment, ma joue appuyée contre elle. Je l'écoute et bien qu'elle soit immobile et silencieuse je la sens vivante.Je suis étonnée d'apprécier son contact. Mon corps s'est comme divisé, une partie assure la sécurité, mes doigts, mes orteils tremblent tellement ils sont accrochés, mon ventre, ma poitrine, mon visage semblent se nourrir du contact de la pierre. Mon corps, crispé depuis plusieurs semaines se détend et s'apaise enfin, une douce chaleur m'envahit.

Mais je ne peux pas rester là trop longtemps, je ne suis pas là pour ça, les deux moniteurs en bas me le rappellent. Et donc je commence à grimper. En tant qu'humaine, je ne suis pas faite pour grimper sur une paroi. Normalement mes jambes et mes bras sont dans le prolongement de mon corps, là, je me retrouve avec les quatre membres écartés et des pieds qui doivent se mettre à angle droit avec la paroi pour assurer la prise. Je comprends pourquoi les lézards et les araignées ont les pattes sur les côtés. Je dois approcher mon ventre de la pierre, mais je dois aussi déplier mes bras et mes jambes d'une autre manière, leur laisser prendre une liberté qu'ils n'ont pas d'habitude. Je m'arrête de temps à autre, la tête dressée, immobile, seuls mes yeux cherchent une nouvelle prise. Je crois que je m'animalise...mon corps surpris et non préparé s'est pourtant immédiatement adapté à cette situation inconnue. Je ne libère une prise qu'en étant sûre des trois autres. Je ne soulage les autres que quand la première est bonne. Je me colle régulièrement sur la pierre et je reprends mon souffle. Ma vue se borne à cette barrière grise, plus rien n'existe à part elle. Je rampe sans réfléchir, mon cerveau seul évalue la situation et donne des ordres aux muscles de mes membres pourtant tétanisés qui me portent pour me mettre en sécurité. Je me laisse faire, même de petites douleurs me sont indifférentes, ce buisson qui m'a lacéré le visage parce que je n'ai pas voulu m'éloigner de la paroi, cet ongle qui s'est retourné parce que j'ai enfoncé mes doigts sans réfléchir dans la pierre. Je suis

aplatie, écartée, écartelée même sur cette paroi, mon corps épouse son relief, ne fait qu'un avec elle, les rayons du soleil s'écrasent sur mon dos.

Tout aurait pu continuer de cette manière mais à l'occasion d'une pause, j'ai recommencé à penser. Au monde d'en bas, la vie,les gens...et justement il n'y avait plus de prise. J'ai regardé autour de moi. Rien...Alors j'ai commencé à pleurer, je pensais à la télé devant laquelle j'aurais pu passer la journée, je pleurais sur ma bêtise, qu'est-ce que tu fous là, toi qui a horreur du sport, accrochée sur cette falaise comme un poulpe qu'on aurait lancé contre un mur et qui se serait agrippé avec ses tentacules ! En plus mes jambes et mes bras tremblaient de plus en plus et j'ai vite deviné que dans ce sport il valait mieux prendre des décisions rapides car l'allongement de la durée compromettait les chances de réussite. Mais rien, rien autour de moi à part cette toute petite faille dans laquelle assurément je ne pouvais entrer que le bout de mes orteils. Et puis elle était à un mètre de moi mais à hauteur d'épaule autant dire impossible pour moi. Alors à nouveau mon cerveau humain a laissé la place à celui qui pouvait prendre la suite en un moment pareil. Un cerveau animal, vivant et s'adaptant à la matière, un cerveau capable de prendre le relais. Ma jambe s'est élevée sans effort jusqu'où il le fallait, mon pied a pris fermement position et dans cette position acrobatique j'ai fini par me dégager. Et j'ai continué, régulièrement, jusqu'à ce que j'entende des voix. En levant la tête j'ai aperçu des semelles qui dépassaient d'un petit surplomb. C'étaient celles de deux hommes en train de discuter de leur vie de famille. Quand je suis arrivée, ils ont peut-être eu pitié et ils m'ont hissée.

Mais j'étais dans le mauvais sens, toujours corps à corps avec cette paroi que je me refusais de lâcher. Eux étaient dos au mur, ils vantaient la beauté du paysage ce qu'ils m'ont invité à faire et que j'ai fait en me tordant le cou pour regarder par-dessus mon épaule. Ce que j'ai vu reste fixée à tout jamais dans ma mémoire, la largeur de la rivière, tout au plus d'un centimètre, perdue la-bas au fond, au-delà de la cime des arbres. Un petit vent s'était levé, il s'amusait à coller mes cheveux sur la boue qui salissait mon visage. Il me taquinait peut-être pour que je lâche prise. Moi je ne bougeais pas, j'avais planté mes ongles dans la roche, je ne voyais que le dessin de ses fractures à quelques centimètres de moi et au loin l'immensité bleue du ciel. Je n'étais plus ni polie, ni gentille, ni compatissante, ni ...causante. Même le langage avait disparu. Il n'y avait que moi et ce rocher, pas forcément accueillant mais en tout cas solide. Juste ce qu'il me fallait.

On m'a expliqué la technique de la descente en rappel. J'ai essayé au début et puis je n'y suis plus arrivée. Je me suis donc régulièrement cognée contre la paroi et j'ai même rencontré à nouveau ce buisson que j'avais douloureusement traversé à l'aller. J'étais suspendue comme un sac dans le vide mais j'ai quand même fini par arriver, je suis tombée à la fin sur le dos, empêtrée dans les cordes. J'ai regardé la montagne et puis plus haut le ciel. Et au dessus-de moi est apparu un visage barbu et souriant.

- alors, on remet ça ? -

Article en relation

Laissez des commentaires