Par Jean-Francois Dietrich le mercredi 15 décembre 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

​Une foule de gestes.

Elles se bousculent, piétinent, certaines essaient de passer devant, moulinent des bras, glissent leurs mains entre les épaules de celles de devant, elles se mettent de profil et se faufilent,rentrent le ventre, rentrent la poitrine, certaines disent pardon, d'autres ne disent rien, elles poussent un peu plus fort, quand elles ont passé une première barrière de corps, s'attaquent à la suivante, les mains en étrave de bateau, fendre la foule, être devant, voir ce qui se passe, savoir ce qui se passe, peut-être obtenir la bonne place, être volontaire, au cas où.

D'autres piétinent d'un pied sur l'autre, hésitent, le corps avance, le corps recule, elles croisent les mains, elles décroisent les mains, une relève son col de manteau, une dénoue un peu son écharpe, regarde derrière elle, essaie de croiser un regard, se dresse sur la pointe des pieds pour voir devant, voir quelque chose, essayer d'apercevoir, elle se hisse sur la pointe des orteils, dresse le cou, ouvre la bouche, comme si cela la faisait grandir un peu plus, elle penche la tête, toutes ces têtes devant elles la gênent, les tignasses, les chignons, les cheveux décoiffés, et surtout celle-là, devant, une qui porte un chapeau en feutre clair incongru ici, elle se hisse le plus possible, elle demanderait bien à celle d'à-côté si elle a vu quelque chose, elle s'appuierait bien sur son épaule pour se grandir encore et encore, elle dit juste, « je ne vois rien », repose ses talons, elle n'a rien vu. Elle ne dit rien de plus, elle piétine, essaie une fois encore la pointe des pieds, juste un instant, à peine. Elle redit « Je vois rien ».

D'autres se laissent glisser à l'arrière, elles sont immobiles, se laissent cogner, heurter, bouger d'un côté, de l'autre, se font petites, se font discrètes, elles attendent, elles ont l'habitude d'être à la queue, laissent filer, prudence, ont les gestes étriqués, les mouvements furtifs, elles ont les mains dans les poches ou croisées devant elles, ne parlent pas, murmurent à peine, regardent leurs pieds, ou juste à droite, à gauche, comme ça, rapidement, si elles croisent un regard, vite, détourner la tête.

Voici soudain qu'il faut avancer, la masse se met en mouvement, on perçoit la houle des chevelures défaites, le ressac des hanches heurtées, cela avance par vagues, cela reflue par déséquilibre, on les pousse, elles se bousculent, on les presse, celles de derrière mettent leurs mains en avant, appuient sur le dos de celles de devant et ainsi de suite, chacune pousse devant elle, lame de fond, les jambes s'agitent, essaient de marcher vite mais n'y parviennent pas, font de tous petits pas, faire croire qu'on se dépêche, l'illusion que l'on avance vite, montrer de la bonne volonté, les jambes tricotent, les bas sont filés, les bas sont craqués, il n'y a plus de bas, les chaussures claquent, les mains s'accrochent, on risque de tomber, on vacille, on chancelle, on se rattrape comme on peut, on avance, on va de l'avant. Il faut aller plus vite encore alors elles accélèrent, certaines perdent leurs chaussures, essaient de les ramasser mais la foule avance, une pourtant s'accroupit, tient sa chaussure envolée d'une main ferme, c'est un soulier vernis, la foule la transbahute, elle tombe à quatre pattes, essaie de se relever, des pieds écrasent ses doigts, elle tient sa chaussure fermement, c'est unsoulier vernis avec talon plat, voici qu'elle avance à quatre pattes, accélère, elle essaie de se relever en même temps, tient sa chaussure d'une main, ce sont des souliers de qualité, elle s'accroche à un manteau, essaie de s'accrocher à un bras, les bras s'échappent, s'envolent, repoussent, elle est à demi-courbée maintenant, presque debout, elle essaie de remettre sa chaussure, c'est une paire de souliers qui coûtait cher, elle va à cloche-pied, perd l'équilibre de nouveau et chute complètement, elle est allongée, on lui marche dessus, elle croise les bras sur son visage, se recroqueville, les genoux contre son ventre, la tête entre les coudes, on tape dans son corps, elle se cache le visage, crie, on ne l'entend pas, la foule avance. Quand toutes sont passées, elle se relève, elle a mal mais elle tient toujours sa chaussure à la main, elle a réussi. Elle n'attend pas, elle se colle à la foule, il ne faut pas trainer et pousse celles de devant.

La masse avance, la masse s'entasse, les corps sont collés, fondus, les corps sont droits, les bras le long du corps, ou croisés sur les poitrines, les bouches ouvertes pour chercher de l'air, les bouches ouvertes ne parlent pas, les silhouettes sont toutes semblables aux autres, elles vont. Elles avancent et ne voient rien, elles s'entassent et ne savent rien, elles se ruent et ne vont nulle part. L'onde se noie.

La vague enfin se brise, heurtée sur un barrage de brique et de ciment, un bâtiment aux portes closes. La houle s'immobilise, la foule s'affaisse. Il faut attendre de nouveau.

Les vieilles femmes vont se reposer leur dit-on. On se regarde, les doigts frôlent les rides, mesurent les profondeurs du temps, on épie les cheveux blancs, les chevelures grises, on évalue les seins fermes ou fatigués, faut-il être âgées ou pas, faut-il se reposer ou pas, on juge, on jauge, on hésite, des mains se nouent, on se prend dans les bras, des femmes se tiennent serrées l'une l'autre, bras dessus, bras dessous, certaines s'embrassent, une femme jeune prend le visage ridé d'une autre entre ses mains, elle parle, elle embrasse le visage, elle pleure, elle passe sa main dans les cheveux blancs de l'autre, elle chuchote, elle colle son visage dans le cou de l'autre, elle se redresse, elle murmure, elle prend les mains de l'autre dans ses mains, elle les lève à hauteur de son visage, comme une prière, comme une offrande, les embrasse. Les femmes âgées se détachent des autres, les femmes âgées se rident un peu plus, les femmes âgées vont se reposer, les femmes âgées s'en vont, elles s'éloignent, elles partent, elles font de petits pas, elles serrent leurs manteau, certaines réajustent un foulard, une mèche, une se retourne, elle sourit, elle fait un petit signe de la main, la main horizontale, comme on fait à des enfants pour qu'ils fassent moins de bruit, un petit geste de rien du tout, elle tourne le dos finalement et rejoint les autres rides, les autres chevelures blanches et grises, elle va se reposer.

Bientôt les femmes âgées reposeront.

Les autres silhouettes aux cheveux noirs, aux cheveux roux ou blonds demeurent ici, debout, elles attendent. Elles patientent encore.

Une se met les mains sur le ventre, serre les jambes, va d'un pied sur l'autre, aspire de l'air par petits coups, serre les lèvres, regarde à droite, à gauche, plie un peu les genoux, se redresse, plie de nouveau, elle se tord les doigts, puis tout son corps se relâche, infiniment lentement, elle garde le cou penché, elle regarde le sol, elle voit une petite flaque entre ses jambes, elles sent l'humidité le long de ses mollets, de ses cuisses, la petite fille qu'elle est redevenue se tait.

Il faut maintenant pénétrer dans le bâtiment de briques et de ciment. Il faut entrer dans le sombre, les yeux s'écarquillent, les narines hument l'odeur rance, certaines tournent sur elles-mêmes, une fois, deux fois, elles cherchent quelque chose, un signe, un espoir, il faut se mettre à l'abri leur dit-on. Deux se tiennent par la main, comme des sœurs qui vont à l'école, des amies qui vont au bal, deux se tiennent par la main comme les enfants perdus dans les contes, dans les forêts profondes, échapper à l'ogre. Deux se tiennent par la main.

Il faut se déshabiller. On ne comprend pas. On se scrute, on s'interroge du regard, les paupières se relèvent, des sourires inquiets, on a mal compris, la main sur le cou, comme pour réfléchir, s'empêcher de parler, de protester, la main sur le cou pour sentir le sang battre encore dans la veine, pour ne pas étouffer, la main sur le cou.

Une femme rit, on ne sait pourquoi, elle a la voix qui porte, elle a le rire métallique, elle a un rire qui ne fait pas rire.

Se mettre nue, totalement nue. Vite, on défait les boutons, les doigts tremblent, ce n'est pas facile, les boutonnières résistent, on doit retirer les manches de chemises, les bras se tordent, les coudes ne sont pas de bonne volonté, ils se bloquent, se cognent, ils craquent, les chemises glissent, enlever les combinaisons, il faut enlever les soutien-gorge, les agrafes ne veulent pas se défaire, elles ricanent, elle se vengent, on tremble, être nue, rougir, les seins se dressent, les seins tombent, les seins se comparent, les seins se disent encore femmes, les seins racontent que certaines sont des mères, les seins racontent les solitudes, racontent les nuits d'amour, les passions, les nuits douces, les nuits perdues. Se dévêtir, se défaire de tout, se défaire de soi, l'élégance, le charme, se défaire vite, des gestes précipités, certaines pourtant prennent le temps de plier précautionneusement les chemises, les robes, essaient de suivre les plis, les coutures, d'autres piétinent, lancent du bout du pied les bas, les chaussettes, les chaussures, les culottes, la pudeur et le reste.

La femme qui riait rit encore un instant puis se tait, on ne sait pourquoi.

Les corps nus, les épaules rentrées, une main pour cacher la poitrine, une main pour cacher le sexe, les toisons, les jambes croisées, un pied posé sur l'autre pour cacher les orteils irréguliers, cacher les jambes lourdes, cacher les hanches pleines, ou le torse trop maigre, les côtes saillantes, cacher ce qui ne se montre que dans l'amour, cacher ce que Dieu fait, cacher ce qui est simple, cacher que l'on est vivant.

Il faut avancer encore, juste un peu, juste de l'autre côté d'une porte, il faut avancer et elles semblent pourtant toutes immobiles, elles semblent fugitives, elles semblent brouillard, elles avancent et demeurent des ombres, et pourtant des peaux claires, un drap blanc de chair, à peine frémissant, à peine respirant.

Le cliquetis des tondeuses grincent, griffent les cous, raclent les crânes, il faut baisser la tête, il faut sentir la lame froide, regarder les chevelures tomber au sol, ne pas mettre les mains sur les mèches qui restent un instant, il faut laisser les mains le long du corps, du corps nu, il faut laisser la tondeuse enlever ce que l'on n'ose pas imaginer être enlevé, cette douce intimité, il faut laisser la nudité emplir le corps entier, l'immobile silence dans le cliquetis frénétique, il n'y a plus de main pour cacher, plus d'yeux pour regarder, il n'y a plus de narines pour respirer, plus aucun geste désormais, juste l'immobilité de l'âme.

Les cheveux se balaient, se ramassent, s'emportent, disparaissent. Les immobiles ne bougent plus.

Une femme lève la tête, lentement, comme si elle voulait regarder Dieu dans les yeux. Elle ouvre la bouche, et attend. Le silence.

De l'eau soudain, une eau tombe, une eau glacée, l'eau tranche les chairs, découpe les âmes, les corps se tordent, les corps tremblent, les corps frémissent, les corps s'agitent, ultimes gestes mais les corps sont vivants.

Encore.

Il faut ensuite se vêtir de ciel gris, il faut se vêtir de ciel noir, sortir.

Plus tard, sans doute, elles reposeront.

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