Par Sylvie Reymond Bagur le mardi 18 octobre 2022
Catégorie: Livres

Tobias Wolff, Engrenages

Après Emmanuel Berl et l'exploration d'une subjectivité hyper consciente d'elle-même, avec ce court roman de Tobias Wolff, nous sommes dans un tout autre registre littéraire. Cet auteur, connu pour ces nouvelles, fait partie de la littérature contemporaine américaine parfois qualifiée de "post moderne".

Engrenages : ce roman porte bien son nom. Wollf met en scène une forme de déception bien particulière qui donne  au lecteur la sensation d'une intrigue qui avance sans alternative, pas au sens d'un destin tragique, mais d'une sorte de fêlure initiale que les circonstances et les contraintes sociales ne feront que renforcer.

On peut noter l'emploi des temps du passé de narration qui participent à cette impression d'enchainement inexorable. Le temps de cette histoire n'est pas l'instant, mais l'enchainement des temps, il exige le passé, pourrait-on dire.

Les engrenages, thème récurrent chez cet auteur, sont sociaux, factuels aussi bien que psychologiques. En effet, les états émotionnels sont décrits, et vécus, comme des faits : ils en ont le surgissement et l'opacité, tels des objets non manipulables, ils semblent fonctionner eux aussi comme des engrenages. Les personnages remarquent, avouent qu'ils ne savent pas pourquoi ils agissent, pourquoi ils aiment ou détestent, ou disent certaines choses. 

Le récit nous fait entrer dans un univers, un milieu social et culturel, où les personnages ont un accès restreint à leur subjectivité. Ils agissent, ils « sont agis » par des pulsions, des conditionnements, des habitudes.

"Mais qu'est-ce qui nous est arrivés?" répète la mère du héros.

Pas d'idéologie, d'essentialisme : dans certains chapitres, le narrateur à la manière d'un conteur nous décrit ces engrenages, sans jamais marquer cet aspect : peu d'explication, du factuel, un peu de psychologie, sans trop.

Dans d'autres chapitres, c'est le "je" du personnage principal qui raconte : une intéressante construction polyphonique dans laquelle, parfois, comme dans le récit d'un vol, les deux voix racontent les mêmes péripéties d'un point de vue différent. 

Les sentiments n'ont pas la place de s'exprimer, de se partager, bien que les personnages ne soient pas dénués d'empathie. Leur subjectivité affleure dans le texte comme elle affleure dans leur conscience et leur reste souvent inexplicable, ils ne s'y étendent pas, ce sont les actes qui les rendent palpables. Même si, parfois, le narrateur, nous en donne la clé d'une façon un peu trop marquée, ils s'expriment surtout par des gestes, des objets, quelques paroles, des choix de vie dont l'ampleur les dépasse. Et c'est cette façon de rester à la surface des faits tout en faisant sentir que les personnages sont plus que cela, qui fait l'intérêt de ce livre.

Le style est proche de l'oral, il ne décolle pas du réalisme. Les images sont rares, les mots concrets et familiers. pas de langage littéraire, j'ai noté une seule comparaison marquante. L'auteur s'efface devant le vocabulaire de ses personnages. Le style colle parfaitement au rapport qu'ils entretiennent avec la réalité qui les entoure, celle de vies sans perspectives, peu attentifs au monde, trop empêtrés dans leur vie pour contempler ou réfléchir longuement. Il n'y a pas d'autre réalité que celle où ils se débattent ni métaphysique, ni poétique, pas même de possibilité de recul, pas de possibilité de désirer autre chose. 

Le style est celui de cette réalité là, une sobriété que l'on peu qualifier de minimale, l'auteur se faisant ainsi l'héritier de l'une des lignées majeures de la littérature américaine, celle d'Hemingway par exemple.

Parfois, pourtant, comme lorsque les soldats gardent un hangar de munitions ou lorsque le personnage principal assiste à la mort d'un autre soldat, un instant s'étale, des sensations plus fines sont relevées, la présence de la Lune offre comme un départ possible, une petite modification du style aussi, une voie vite refermée, car elle n'est pas accessible, trop étrangère à l'univers des personnages.

Devant le corps d'un soldat qui vient de s'écraser au sol, le personnage explique que les autres soldats rient :  « Je n'ai pas ri, mais j'ai senti que j'aurais pu ». Dans ce subjonctif, cette possibilité, tout est là, les autres formes qu'auraient pu prendre l'engrenage et un sentiment à la fois d'appartenance et de différence. Un passage très fort par sa sobriété, en voici la fin : 

« Deux Noirs entonnèrent un chant de para. Je m'adossai, fixai les étoiles et, au bout d'un moment, je me mis à chanter avec les autres. » 

Un grand pouvoir de suggestion, une large place laissé au lecteur derrière ce geste de s'adosser, ce regard vers les étoiles et ce « au bout d'un moment » qui laisse un temps, un espace pour imaginer, sentir, cette  intériorité, qui est là et qui aussitôt se dérobe. 

Pas de volonté sociologique ou politique, pas de misérabilisme : peu de mots, quelques gestes, des trajectoires hasardeuses, une vérité humaine qui laisse, par cette économie de moyen, l'impression de vies volées.

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