Par Claude B. le samedi 27 novembre 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

R …..comme regrets.

Je t'ai quittée autrefois, ou est-ce Toi, qui m'a décidée à t'abandonner ? L'eau, le fleuve et tes pluies quasi éternelles ont eu raison de moi. Le surnom de « pot de chambre de la Normandie » te va si bien ! J'ai largué les amarres un jour gris de pluie comme tant d'autres.

Tu as traversé les siècles, connu l'apocalypse de la guerre, incendie de 1940, bombardements de juin 1944. Si je dois te décrire, je parlerai de toi, comme d'une ville de cendres, souvent noyée dans la brume ou le brouillard.

Lorsque je reviens te voir, j'aime te découvrir le matin, dans les frimas de l'aube, du haut de la colline Ste Catherine. Vu de là, « le paysage tout entier a l'air immobile d'une peinture » (Flaubert). Rive droite, rive gauche, deux ennemies que sépare le fleuve. Rive droite, les toits en ardoise encore ruisselants de la pluie de la nuit donnent une lumière dont tant de peintres se sont emparés. Rive gauche, les innombrables cheminées des usines semblent vouloir rivaliser avec les cent clochers des églises de l'autre rive. Depuis mon départ, ta rive gauche n'acessé de grandir, de vouloir écraser ton centre historique. Le pont Guillaume le Conquérant, flambant neuf, comme appelé à vous conquérir et vous réconcilier. Entre les deux rives, posée tout simplement sur l'eau du fleuve, l'ile Lacroix, qui semble vouloir jouer les médiateurs.

Je redescends vers Toi, les clameurs commencent à monter, et ce que j'entends, ce sont les clameurs qui ont envahi un jour toute la ville pour conduire au bûcher celle dont tu as donné le nom à un pont, une rue , une avenue,et plus discrètement à une place celui de « place de la pucelle » , cet endroit que je m'étais moi-même approprié jusqu'au jour où je suis devenue adulte.

Les clameurs se sont tues, remplacées par des bruits de klaxon. Un plaisir étonnant me gagne, à avancer sans trop savoir où je vais. Laflèche de la cathédrale, toujours bien présente, semble m'attirer comme un aimant. Ravagée par un incendie, plus tard sérieusement endommagée par les bombardements, une nouvelle fois abimée par la tempête de 1999, aujourd'hui en fonte, elle est là comme pour te protéger. J'atteints le cœur de la vieille ville, qui malgré ses ruelles étroites, bizarrement nommées « rue de la croix de fer, rue de la porte aux rats, rue du corbeau, rue de la poterne,… » a résisté aux nombreux incendies des maisons à pans de bois. J'en connais tous les coins et recoins. Ici, témoin malheureux des horreurs de la peste, l'aître St Maclou, où tu brûlais les cadavres des pestiférés. De cette époque, et de ce lieu devenu depuis l'école des Beaux-Arts, reste la sculpture en bois d'une danse macabre étonnante, tout autour de la cour rectangulaire. S'y'ébrouent aujourd'hui, sans soucis, de futurs artistes. Plus loin, en plein centre-ville, mon regard est ébloui par les fines et innombrables ciselures gothiques de ton palais de justice. Tu as su les mettre en valeur par une rénovation récente, faisant oublierles nombreux stigmates des bombardements sur les murs épais du monument. On se dit qu'il y a bien une justice quelque part !

Tu es cette ville capricieuse, qui change de couleur au fur et à mesure que se dissipe la brume. Les façades de tes bâtiments trop vite reconstruits après-guerre perdent alors cette couleur de pluie, et tu t'illumines, ta façon à toi de montrer que tu n'es pas juste faite de cendres et d'eau. Domine alors la couleur or de ta tour de Beurre, finement ciselée, la couleur rouge et or de ton Gros Horloge fier de sa virilité et de sa faculté à indiquer l'heure d'une seule aiguille. Le touriste aime profiter des pavés deton artère, la rue du Gros Horloge, devenue le premier exemple en France de rue piétonne. Il avance au gré de ses envies, comme moi, et se trouve soudain face à la cathédrale, sidéré d'admirer enfin, ce qu'il ne connait qu'à travers des tableaux de peinture célèbres. Il saura saisir la couleur et la magie de l'instant. Les soirs d'été, libre à lui de revenir à la tombée de la nuit, voirtous les détails de la façade s'illuminer alors sous les feux des projecteurs, pour un spectacle pyrotechnique dont Monet serait stupéfait.

Mes pas m'ont conduit instinctivement vers les quartiers malfamés d'alors, ceux que j'empruntais, en courant, jeune étudiante farouche, pour aller suivre les cours. Tu en as faitles quartiers bobos où se retrouvent les jeunes argentés aux terrasses des bars et restaurants. Dans la rue Eau de Robec où l'eau est maintenant sagement canalisée, il suffit de regarder vers le haut, d'imaginer ce qu'étaient autrefois les demeures des teinturiers, avec tous les tissus séchant au-dessus de la rue au bout de perches, un semblant de l'Italie du sud sans le soleil. Ici se côtoient maintenant les pizzerias et les boutiques d'antiquités,les salons de thé et les restaurants chics,les agences immobilières dont les prix affichés donnent le tournis.

C'est que de toutes les facéties de l'Histoire tu as su en tirer parti au mieux et que l'on apprécie ce mélange d'ancien et de moderne. Très controversée, lors de sa construction, l'église moderne plantée au milieu de ta place du Vieux Marché, célèbre pour ses maisons magnifiques à colombage, fait maintenant l'admiration des visiteurs. Tu aimes les contrastes, tu en es fière. L'église en forme de drakkar, ou de bateau inversé, est stupéfiante par ses courbes modernes associées aux vitraux Renaissance provenant d'une autre église malheureusement détruite.

Ta rivale, Le Havre, reconstruite après-guerre par un seul architecte, de façon uniforme, en béton,est inscrite au Patrimoine de l'Unesco ! Mais toi, tu es -la diversité-, le témoin de tant de faits historiques, la patrie de tant d'hommes de lettres qui ont su te louer, de tant de peintres qui ont su capter ta lumière ! J'ai aimé et détesté tout cela, et maintenant, même sous le crachin qui n'en finit pas, je lambine dans tes ruelles, essaie de reconnaître chaque recoin, les lieux de mes premières joutes amoureuses, les cours intérieures des hôtels bourgeois où il faisait bon s'abriter en attendant que cesse l'averse.

Je t'abandonne une nouvelle fois, dans le brouhaha du train qui passe au-dessus de la Seine sur ce pont en ferraille qui sonne l'arrivée ou le départ. Mon regard se perd dans mes souvenirs.

Septembre 2019, tu fais la une de tous les journaux télévisés ! Une explosion, suivie d'un nuage de fumée noire impressionnant, des cendres qui se dispersent partout sur les toits et les pelouses des pavillons de banlieue. Une polémique enfle, la catastrophe a été évitée de peu. Pourtant, je te connais, je sais qu'une fois encore tu sauras renaître de tes cendres, et éteindre par une quelconque averse ce feu un peu fou qui si souvent s'est emparé de Toi.

R….. comme respect. 

Article en relation

Laissez des commentaires