Par Bernard N le vendredi 20 septembre 2019
Catégorie: Textes d'ateliers

Le manteau d'astrakan


« Les yeux sont des oiseaux prisonniers » Malaparte

J'habite au château. Mon père est roi, ma mère reine. Köning und köningin von Polen, aiment-ils dire sous les grands lustres éclatants de mille petits soleils. Das Vaterland von Chopin ajoute mon père qui joue du piano comme si Chopin habitait chez nous.
C'est un grand château. Si grand qu'on ne peut pas jouer à cache-cache sans risquer de se perdre. Et ennuyeux avec ses immenses salles, ses tapisseries d'Aubusson et ses poêles vernissés.  Quand j'ai eu ma première voiture, une Mercedes à pédales avec des phares et des clignoteurs, j'ai trouvé de l'utilité à cette grandeur et ces longs couloirs. Mais au bout d'un moment j'ai mis la voiture au garage et j'ai joué à autre chose.

Mon frère, lui, joue du violon. Moi je préfère jouer chez les domestiques dans la cour derrière le château. On joue aux SS et aux partisans. Mais personne ne veut être prisonnier à cause des camps. Moi je suis Sturbannführer.

Aujourd'hui il neige. Je regarde par la fenêtre. Les flocons frappent aux carreaux de leurs doigts blancs. La neige est blanche sur les toits, noire dans la rue. Le ciel est gris chiffon. Un pont marche sur la rivière et s'arrête au milieu.

Aujourd'hui on va en ville avec maman, dans la ville interdite elle nous a dit. J'ai tout de suite pensé à une ville pleine de mystères et de secrets. Alors allons-y. On est monté dans la voiture Michael et moi sur le siège arrière avec une couverture sur les jambes. Michael c'est mon frère, celui du violon. Maman s'est assise à côté du chauffeur et on est parti vers la ville dans le ruminement chaud et puissant de la voiture, comme le bœuf de la crèche.
Floc floc font les roues sur la neige fondue. La ville défile le long des vitres, des avenues sans fin, des arbres sans feuilles, des soldats dans tous les coins. Et aussi des maisons sans toit, des façades aux yeux crevés, des églises brûlées avec des festons de neige. 

Au bout d'un moment on est arrivé devant un grand portail fermé. Les soldats nous ont ouvert et la voiture est entrée. La ville interdite !
Triste. Tout est triste ici. Les maisons. Les gens. Les rues. L'air. Tout est couleur d'eau sale. Les maisons faites de papier mouillé. Pas de voitures mais des troïkas, des carrioles, des poussettes d'enfants chargées de tout et de rien. Une charrette passe. Ils sont plusieurs à tirer et à pousser sa lourdeur. Il y a des vêtements, des cheveux, des pieds, des bras, pêle-mêle, en tas.
Tout est silence ici. Les enfants ne jouent pas. Les enfants ne crient pas. D'autres sont couchés sur le trottoir avec une fine couverture de flocons. Une bougie à côté ne brûle plus. Les hommes sont vieux. Les jeunes sont vieux. Les yeux n'ont pas de regard. Seulement des trous noirs.

La voiture s'arrête et ma mère descend. Des femmes viennent vers elle les mains tendues. Beaucoup de femmes, beaucoup de mains. Des mains pleines bien sûr: broderies, colliers, chaussures à talons hauts, bébés, vêtements, tableaux… Des mains vides aussi, pleines de petits os.

Le soldat qui nous accompagne se tient à côté. Beau. Le visage d'ange à peine ombré par le casque d'acier. La mitraillette. L'uniforme impeccablement noir. Notre ange gardien.

Trois garçons s'approchent de la voiture et me regardent à travers la vitre. Fixement. Visages de cire, les yeux cavés. Sans bouger. Sans parler. Ils me regardent. Alors, d'un coup, je leur tire la langue pour montrer qui je suis, moi Niklas fils de roi.

Au bout d'un moment maman revient à la voiture un manteau sur le bras - « Astrakan, dit-elle, je l'ai eu pour 45 zlotys ».

La voiture repart 

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