Par Jean-Paul G. le vendredi 19 mai 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

Le faisan

Je.

J'aurais dû arriver plus tôt. Je lui avais dit que je serais là vers 15 heures mais un problème à l'usine m'avait obligé à quitter le travail bien plus tard que prévu. Alors, il m'attendait, assis sur le banc devant la porte, le béret vissé sur le front. En me voyant, il a rallumé son sonotone dont il se plaignait tout le temps et qu'il gardait éteint lorsqu'il était seul : c'est-à-dire en permanence depuis la mort de maman et le décès de tous ses voisins. Papa vivait en ermite depuis quelques années, au fin fond de son quartier où les métairies s'étaient vidées, une à une, au fil du temps. C'était à son tour de partir, on ne vit pas seul, à quatre-vingt-huit ans, en lisière de forêt, sans voiture, sans famille. Il devait aller en maison de retraite, pour son bien, pour sa sécurité et pour notre tranquillité à tous. Bien sûr, ce jour-là, mon frère Cédric n'avait pas pu se libérer. Les fonctionnaires, ça fonctionne sans relâche.

Je suis descendu de voiture. Il s'est levé péniblement. Je l'ai embrassé. Il n'a pas voulu que j'inspecte la maison pour m'assurer que les fenêtres étaient fermées, le gaz coupé, les lumières éteintes. Si j'avais insisté, il se serait énervé. Il n'aimait pas qu'on le prenne pour un vieux sénile. Il ne l'était pas. Il a déposé sa valise dans le coffre, elle m'a semblé si petite alors qu'elle contenait tout ce qui ferait désormais son ordinaire. Il a fait le tour de la voiture sans un mot, il s'est assis à l'avant, le regard vide. J'ai fermé la portière, le plus délicatement possible. Que tout se fasse dans le silence. Que personne ne se souvienne jamais de cet instant. Qu'il n'y ait aucun témoin. Que tout soit oublié et vite. Je me suis mis au volant, j'allais démarrer lorsqu'il a pointé son bec.

Un faisan, un mâle au plumage or et sang. Il ne s'attendait pas à trouver ma voiture, là. Il a suspendu son pas, roulant un œil affolé dans notre direction. Il a aperçu papa à travers le pare-brise, ça l'a rassuré. Sa lente progression a repris mais il avait les sens en éveil. Il s'est avancé jusqu'à l'échelle en bois par laquelle les poules montaient au nid, hors de portée des renards, la nuit, du temps où il y avait des poules dans cette ferme. Du temps où il y avait des renards dans la forêt. « Attends une minute ! », m'a dit papa lorsqu'il a compris que j'allais allumer le moteur. Je trouvais cette attente insupportable. Le faisan s'est approché d'une assiette en tôle, posée sur le sol, ne contenant que des graines rabougries, celles dont il n'avait pas voulu la veille, mélangées à un reste de son. Maigre pitance. Papa avait recueilli, soigné, nourri ce faisan depuis deux ans. Il ne l'avait pas domestiqué mais il avait avec lui un rendez-vous quotidien, presqu'amical. L'oiseau n'a pas compris que son assiette soit vide. Il s'est mis à gratter nerveusement le sable, il a picoré violemment le plat qui a valdingué. Puis offusqué et déçu, il est reparti. « Il venait tous les soirs à la même heure », a murmuré papa.

J'en ai voulu à Cédric de ne pas être là. A mon patron de m'avoir lâché si tard. A ce faisan, de rester seul ici, à attendre le retour de mon père.

J'ai démarré et nous avons quitté l'airial alors que la lumière déclinait. Je n'ai pas voulu allumer les phares, de peur de voir briller des yeux dans la forêt.

Tu.

Tu es arrivé en retard, une fois de plus. Tu as le chic pour ça : faire attendre les autres, avec toujours une bonne raison. Ton père était assis dehors, patientant à la nuit tombante. Il avait préparé sa valise, il était prêt, la maison fermée, ses affaires en ordre. C'était un homme résigné, un homme d'une autre génération. Un solitaire. Un taiseux, coupé du monde depuis la mort de ta mère. Il aimait le silence. Il aurait pu rester chez lui plus longtemps mais tu avais peur qu'il ne lui arrive un accident. Il y avait déjà eu des alertes : un malaise, quelques chutes. Des voisins l'avaient retrouvé par terre plusieurs fois. Mais, des voisins, il n'en restait plus ; le hameau s'était vidé peu à peu. Tu avais alors décidé que ton père devait partir en maison de retraite. Ton frère n'était pas vraiment d'accord mais il n'avait pas eu son mot à dire. Il avait fait sa vie ailleurs. Il semblait se moquer de tout…

Le jour où tu es venu le chercher pour l'accompagner à la maison de retraite, tu as fait en sorte que cela se passe le plus vite possible. Tu n'aurais peut-être gardé aucun souvenir de ce moment – ou aurais voulu n'en garder aucun – s'il n'y avait eu cette histoire idiote du faisan. Ton père avait sauvé un bébé d'une nichée qu'il avait trouvée en forêt, deux ans auparavant et il l'avait élevé. Ce gibier était retourné à l'état sauvage mais il continuait à venir, tous les soirs, manger un peu de blé dans une écuelle. Tu allais quitter la ferme avec ton père lorsqu'il est apparu. Cela a ranimé quelque chose dans la mémoire paternelle, pourtant il avait déjà tourné la page puisque – tu l'avais remarqué –, l'assiette de graines était vide quand le faisan est arrivé. Ton père a alors émis un vœu, le seul et l'unique de ce jour-là. Il a voulu savoir ce que l'oiseau allait faire. Peut-être ne voulait-il simplement que s'imprégner de cet instant parce qu'il savait que ce serait la dernière fois qu'il verrait l'animal. Tu as dit que ton père a prononcé une phrase conjuguée au passé : « Il venait tous les soirs à la même heure », ce sont les mots dont tu t'es souvenu, les mots qui t'ont hanté, les mots qui t'ont fait pleurer lorsque tu l'as laissé, quelques heures après, seul dans sa chambre médicalisée et que tu as rejoint la famille dont il semblait déjà ne plus faire partie.

Il.

Pierre aurait volontiers laissé tourner le moteur pour ne pas perdre une minute mais bon… son père n'aimait pas qu'on gaspille l'essence, alors Pierre a coupé le contact. Il était en retard, mais personne ne lui en ferait le reproche – ce n'était pas le genre de son père, en tout cas. Deux heures à patienter sur un banc, quand même, ça faisait beaucoup, c'était embarrassant. A la limite de l'irrespect ! Le vieil homme attendait, imperturbable, et la nuit était en train de tomber. Heureusement, la soirée était assez douce et les hirondelles lui tenaient compagnie. Elles tournoyaient dans le ciel, en gazouillant et en béquetant des insectes.

Il s'est redressé pour l'accueillir. Il a rallumé son sonotone comme s'ils allaient avoir une conversation. Mais avec le vieux, ils n'avaient pas vraiment grand-chose à se dire. Et Pierre n'en menait pas large. Il se sentait doublement fautif. Fautif d'arriver en retard. Fautif de forcer, d'une certaine manière, son père à quitter son domicile où il vivait depuis sa naissance. Et puis, il fallait se dépêcher. Une maison de retraite, ce n'est pas un hôtel. Le repas est servi à heure fixe. Tôt. Très tôt d'après ce que disait la brochure qu'il lui avait donnée pour le convaincre du confort qui l'attendait. « Et tu y retrouveras Abel ! Il vit aux Hortensias depuis quatre ans. Il est content de savoir que tu arrives ! ». Baliverne ! Abel avait perdu la boule depuis longtemps, et son père le savait très bien.

Ils avaient déposé la valise dans le coffre et s'apprêtaient à redémarrer quand il y a eu cet incident. Incident, c'est un bien grand mot. Un contretemps, tout au plus. Un faisan a fait son apparition. Ce n'était pas un animal sauvage, non c'était un faisan que le père nourrissait depuis deux ou trois ans. Il l'avait trouvé dans un nid vide, il l'avait sauvé en quelque sorte. Ce faisan venait manger tous les soirs, il avait table ouverte, du blé dans une écuelle, à volonté. Il arrivait à heure fixe, fidèle au poste mais ce soir-là, son bienfaiteur s'apprêtait à quitter les lieux. Il y a eu un moment de flottement. Cette visite, inattendue pour Pierre, a plombé l'ambiance – qui n'était pas très gaie, déjà, il faut l'avouer –, mais là, avec cet oiseau, beau, fier, sauvage, indompté, il y a eu comme un hiatus : deux images se sont télescopées : celle du vieux qu'on emmène manger la soupe à l'hospice et celle de l'animal sauvage, devant son écuelle – vide certes – mais libre d'aller et venir à sa guise.

Pierre a attendu que le faisan disparaisse pour amorcer le départ. Son père s'est enfoncé dans son siège. Sans un mot. Qu'est-ce qu'il pouvait bien penser à ce moment-là ? Pierre n'aurait pas su le dire. Mais il se serait bien passé de ces adieux aussi impromptus que silencieux. Fichus bestiole ! 

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