Par Camille Richard le mardi 17 septembre 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

La Vague

- Alors, là, moi, je suis un peu fatiguée…
- Et j'ai faim… en plus…
- Et j'ai les pieds mouillés… en plus…
- Et je suis coincée sur le paysage… en plus…

Elle est assise sur un talus herbeux. Il fait doux, encore, malgré le jour qui décline, le soleil est bas à l'horizon et dessine au sol des ombres de géants.

Au loin, très loin, presque invisible, la mer.

Elle, elle est assise sur le talus, immobile.

- Si je chante, le temps semblera peut-être moins long…

Elle fredonne, balançant son corps d'avant en arrière. Elle reste assise là, elle chantonne et sa voix feutrée accompagne le coucher du soleil.

Reviendra-t-il demain ?

Elle chantonne et se berce d'avant en arrière.

Et la mer, reviendra-t-elle ?

Où va-t-elle donc, quand, à petits pas, elle s'éloigne, s'éloigne encore, pour finir inévitablement par disparaître ? Est-elle aspirée par une force obscure venue des profondeurs des abymes à laquelle elle ne peut résister ?

Ou bien, s'en va-t-elle à la rencontre, de l'autre côté invisible du temps, d'autre enfant assise sur un talus et qui se réjouit, en chantonnant, du retour de la vague et de l'écume ? Et de la lumière de l'été ?

Où va-t-elle donc ?

Elle avait demandé déjà, mais il n'avait pas répondu.

Maintenant il fait noir, elle se lève et marche sur le sable durci, au milieu des petits crabes, des méduses échouées, des huîtres cramponnées aux rochers qui pointent hors du sol.

Elle marche

La lune lui tient compagnie

Elle n'a pas peur

Elle marche.

Les petits crabes ont disparu et les méduses…

Le sable est dur sous les pas, le ciel si haut dans le noir, étincelé des millions d'étoiles.

- Comment peut-on être déjà mort et pourtant, briller comme ça, dessinant le cosmos ? La carte est belle qui permet de ne jamais se perdre. Est-ce que je trouverais les bonnes directions ? Est-ce que je pourrais ne jamais disparaître ? Est-ce que ceux qui ont disparus sauraient revenir ?

Elle marche.

Et l'air vibre comme secoué par un vol d'oiseaux de passage, le sable irisé change lentement de couleur. Au beige sombre, se rajoute des tons d'ocre et de rouge vermillon, argentés avec quelques touches dorées.

- Comme c'est beau !...

Et au sommet de petits cônes sortant du sol, des yeux qui apparaissent et disparaissent dans une étrange chorégraphie : des yeux, plus d'yeux, des yeux… Ne pas les écraser, il faut faire attention…

Elle avance, ainsi, depuis un long temps, mais, plus de fatigue, plus de soif, plus de faim, juste la douceur de marcher, droit devant.

On lui a dit, on lui a redit, et encore et encore : « surtout, surtout, quand tu marcheras, ne te retourne pas… », elle ne se retourne pas.

Elle marche et la lune dessine une trajectoire dans le ciel noir.


- :- :- :- :- :- :- :-


Si je dois m'arrêter, cela va être difficile, mes pieds ne savent plus se taire, se tapir dans la pénombre, ils ne connaissent plus la terre. Si cela devait s'arrêter, il me faudrait réapprendre le silence et l'immobilité.

Depuis que j'ai quitté le talus de mon enfance et que je voyage à la rencontre de la métamorphose du temps, tout s'est immobilisé.

La mer est revenue qui m'a happé, m'a emporté, roulé, charrié, et ma musique s'est confondu avec le chant des sirènes.

Je ne désespère pas, je le trouverais le passage, la faille, le lieu de mémoire qui délivrera ses secrets.

Allongée sur le dos, jouissant de la fraîcheur de l'eau et du calme de la houle, je guette.

- Ha Ha Ha !!! gaffe à tes boucles, petite humaine à la peau rose et lisse, Ha Ha Ha !!!

- Vilain mérou grand comme un cachalot avec sa tête hideuse et ses yeux ronds et visqueux, va-t'en !…

Je guette, j'ai tout mon temps.

- Ho Ho !!! gaffe à tes jolies doigts, princesse, Ho Ho !!!

- Dangereux homard bavard aux pinces grandes et longues antennes, va-t'en !…

Je flotte, l'eau est douce et le vent caresse mes joues.

- Hi !!! je te siffle, mignonne et tu nous suivras, Hi !!!

- Tout rond dauphin au doux minois, ce n'est pas encore le temps, va-t'en !…

Je roule dans la houle, me croit palourde, je ris, je roule, je ris…

- Hou ! Hou ! gentille fillette, accroches toi au bout de nos longues tresses blondes, on sait ta quête, on sait ce qui te fait, ainsi, courir la terre et les mers, viens avec nous… Hou ! Hou !

- Êtes-vous donc les sirènes des histoires de mon enfance qu'on me racontait le soir avant de m'endormir, pour faire briller mes rêves ?

Accrochée à leurs nattes comme des algues, j'en appelle à ma mémoire, j'en appelle à mes fantômes, je me laisse emporter, je n'ai pas peur.

- Alors ?

- J'ai perdu mon père.

- On sait

- Mon père a disparu, un jour de tempête, il n'est pas revenu

- On sait

- La dernière fois que je l'ai vu, c'était sur ce talus, à la tombée du jour, il m'a fait signe de la main, il m'a souri, il est parti, il n'est jamais revenu, je ne l'ai jamais revu.

- On sait

- Pourtant il avait dit…, il avait dit que, jamais…, il avait dit que, bien sûr…, il avait dit que, absolument…, il avait dit que, évidemment…

- On sait

- J'ai perdu mon père et je le cherche

- On sait


La lune éclaire le ciel nocturne de sa lueur argentée, la mer est un berceau. Pas de vent, pas de vagues, pas d'écume, rien de furieux ou de déchaîné… je glisse…

- Il va être l'heure de rentrer

- Je sais

- Demain ?

- Oh ! oui

- Encore ?

- Encore.

- :- :- :- :- :- :- :-


Elle marche sur la grève, connait la route, reconnait les étoiles et les constellations, elle marche.

On lui a dit, on lui a redit, et encore et encore : « surtout, surtout, quand tu marches, ne te retourne pas… »

Elle marche et la lune dessine une trajectoire dans le ciel noir.

Ne te retourne pas…

Ne te retourne pas…

Des voix, derrière

Ne te retourne pas…

Un écho lointain de sa propre voix

Ne te retourne…

Ça chuchote dans son oreille

Ça invite, ça cajole

Retourne…

Retourne…

Ça enjôle, ça berce

Tourne…

Tourne…

Ça presse, ça prie

Tourne…

Elle s'immobilise.

Sa respiration se fait haletante, les poings serrés, la bouche crispée, elle résiste, encore, encore un peu d'innocence, encore.

Elle pousse un cri à déchirer les ténèbres, elle pivote et se tient, fière, face à l'immense.

Au loin, elle la voit, la vague, géante et qui enfle et enfle encore, elle la voit qui gagne les étoiles et retombe, lentement d'abord, puis prend de la vitesse, se rue sur sa proie, elle la voit qui explose sur elle-même et de sa bouche affamée, dévore navire et équipage, elle voit l'embarcation projetée dans les airs et, sous la surface de la mer déchaînée, elle voit le père qui glisse, glisse, au fond de l'océan, sa main, ses cheveux qui flottent et son visage qui semble lui sourire. Elle le voit qui s'enfonce, se déforme, se transforme, se dilue dans l'abîme pour disparaitre, s'effacer, pour toujours.

Elle rentre.

Dans ses boucles, son premier cheveu blanc.


- :- :- :- :- :- :- :-

LA VAGUE

Affronter ses peurs
Et garder sa joie
Est-ce cela grandir ?

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