Par Françoise-Gailliard-Ghezzi. le lundi 26 avril 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

La dame au voile

Venue poser, comme tous les après-midi, la dame au voile va bientôt me quitter. J'aime son maintien doux et sérieux tandis qu'elle demeure silencieuse. Chaque fois qu'elle se retire, elle abandonne son voile que je place sur un mannequin pour en peindre le tombé. Quand il s'agira de parfaire son visage, parviendrai-je à rendre l'attente ténue, la sérénité feinte de son ovale ?

La tête légèrement de trois-quarts, elle ne me regarde pas. Les prunelles au coin de l'oeil, elle semble détachée de l'instant présent. Nez droit, lèvres enfantines, elle porte un collier d'ambre sur un large décolleté à la carnation juvénile.

Les doigts de sa main droite cachent à demi un corselet entrouvert sur une blouse de fine baptiste dont je m'applique à reproduire l'infinité des plis. La simplicité du voile pâle descendant jusqu'à la taille contraste avec l'exubérance, au premier plan, de la manche bouffante aux crevés ornés de galons brodés d'or. Sa coiffe sobre s'éclaire d'une minuscule perle accrochée à ses cheveux bruns séparés par une raie médiane et ramassés en un chignon qu'on ne voit pas. Finissime, une mèche intrépide s'échappe de cet arrangement, fantaisie que d'un tracé léger, je traduis avec grand soin.

L'immobilité ne semble pas peser à la demoiselle. Muette, lointaine, elle attend. Songe-t-elle au prétendant auquel son portrait est destiné ? Devra-t-elle s'exiler pour le suivre ? Se doute-t-elle qu'on va la livrer à un inconnu qui exercera son droit d'époux, qui sait, sans égard pour elle ? Quel avenir pour cette jeune âme ? Je voudrais tant la consoler. Mais quoi, aucune crainte ne paraît l'affecter. Est-ce le fruit d'une grande maîtrise ou d'un fourvoiement de son imagination rêvant sagement au prince charmant ? Je n'ose interrompre ses pensées. J'ai compris qu'elle ne souhaite pas parler. Peut-être s'imagine-t-elle que je préfère le calme pour me concentrer sur la toile. J'ai juste droit à son sourire chaque fois qu'elle pénètre dans l'atelier, et à la sempiternelle question : ''comme ça, ça va ?'' quand elle a pris la pose que je viens rectifier en touchant à peine ses épaules et en faisant bouffer ses manches.

Alors, le pouce dans ma palette, j'applique mes touches en silence jusqu'à l'heure de son départ.

Une fois seul, pour me délasser, je m'étends sur ma couche. Aucun modèle, ni vêtu, ni dévêtu ne s'y est allongé. Je ne peins que des femmes assises, le plus souvent des jouvencelles ou des jeunes mères portant un enfançon. Ce sont les madones qui orneront les chapelles des couvents, les églises paroissiales ou le palais du Pape.

Ah, celui-là avec ses exigences ! L'autre jour, il me convoque et, pointant vers moi un index accusateur : ''Raffaello Sanzio, quand auras-tu enfin achevé le plafond de Sainte-Marie des Anges ?''

Des anges, des anges ! Ils sont partout avec leur face joufflue, leurs fesses à l'air et leurs plumes faussement candides que je copie sur celles des cygnes. Non, non, cessez de battre vos ailes à l'unisson, vous ne voyez donc pas que le duvet pleut de partout et devient de plus en plus dense.

Au secours, j'étouffe !

Aérien, le voile de la dame au portrait surgit, ondule et balaie avec lui le rideau floconneux.

Je respire.

Quelle lumière ! Quel ciel ! Ah ce bleu ! Il faut absolument que je fabrique cet azur. N'existe-t-il qu'au paradis ?

Dans un chaudron monstrueux bout le liquide. Le Saint-Père a délaissé le blanc papal et revêtu des ornements bleus. Il veut capturer ce saphir et, pour ce faire, jette dans le récipient toutes sortes de créatures animales, végétales et minérales que lui apporte une myriade de serviteurs : lapis-lazuli, écume de mer, pétales de pervenches, plumes de paon, poudre de cobalt, conques marines, feuilles d'indigo, fragments de nuages, tisanes de méthylène, soupirs de myosotis, éclats de rêves oubliés...

Armé d'un grand bâton, l'homme de Dieu touille le mélange et se penche pour mieux scruter la perfection de la nuance. Son propre reflet l'intrigue et, quand il comprend, il pousse un cri déchirant : au fond de la marmite, le diable ricane en lui tirant la langue.

Ah, quelle horreur ! A moi aussi, on me tire la langue. Et c'est l'enfant Jésus ! Mais qu'ai-je donc fait pour mériter pareille malédiction ? Je vous en prie, Seigneur, reprenez votre figure sacrée tout empreinte de mansuétude !

La Madone prend son fils par la main. Sa robe ourlée de duvet de cygne est de ce bleu, ce bleu... exactement celui que je recherche. L'étoffe se gonfle de brise, s'élève subtilement dans l'air tiède et ils s'envolent. Je ne veux pas qu'ils disparaissent et, les bras tendus, leur adresse une supplique. D'un coup, je me sens aspiré vers le haut et me voilà à leur côté. La Vierge ne dit rien mais sourit, l'enfant rit aux éclats. En portant notre regard sur terre, nous apercevons trois personnages suivis d'un cortège s'étirant vers l'horizon. Et puis, perdant de l'altitude, nous distinguons chameaux, éléphants, girafes, lions, singes, bœufs, ânes, chiens, chats, perroquets... Des trois hommes, le premier est sombre comme l'ébène. Dans ses mains il tient la cassette- harmonie qu'il offre à l'immaculée en prononçant ces mots : '' j'ai fait un rêve : il n'y avait plus de blanc, il n'y avait plus de noir.
Il n'y avait que du bleu.''

Françoise Gailliard-Ghezzi Avril 2021

Article en relation

Laissez des commentaires