Par Anne-Marie Dufes le mardi 1 décembre 2020
Catégorie: Textes d'ateliers

La crête se découpait dans le soir...

La crête se découpait dans le soir. Nous avions laissé la voiture en bordure du chemin et celui-ci se dessinait dans la lande. On pressentait que la nuit serait froide, avec un goût de bruyère. Nous marchions à découvert et les herbes se couchaient sur le sol formant une vague sombre. Un rideau d'arbres se tordait sous le vent, les branches claquaient, cassaient, tombaient dans des soubresauts sourds. Les érables jaunes d'or retenaient la lumière du jour dans leurs feuilles. A l'horizon la plaine commençait à scintiller de taches lumineuses et la forêt devenait sombre. Nous avancions silencieusement les uns derrière les autres. Nous nous dirigions vers l'affut, dans la combe, en contrebas. Avant de partir j'avais vérifié que nous aurions le vent pour nous. Quelques excréments sur la sente nous indiquaient le passage de la harde. Cartographie intime, mots doux dont les odeurs sont des états d'âmes, rendez-vous d'amour, défis, intimidations, toutes ces effluves acres et musquées nous accueillaient. Les cerfs, majestueux, me fascinaient toujours autant. J'aurais aimé les approcher, faire partie des leurs, connaître leurs rêves, voir par leurs yeux, sentir le suc d'épicéa dans la bouche, être dans ce temps, hors du temps, être cerf, biche, exister dans un autre soi. J'avais hâte d'être arrivée. L'affut était intact, le vent n'avait pas arraché les branchages. Nous nous mîmes en position, au milieu des ronces écarlates et des myrtilliers où se devinaient les dernières baies de l'été, l'attente débuta. Le froid commençait à mordre. Les silhouettes des sapins, théâtre d'ombre de la nuit, pointaient du doigt le ciel qui s'obscurcissait. J'aimais ces moments là où dans la contemplation l'effacement de soi-même nous faisait devenir arbre, genêt ...cerf. C'est alors qu'un râle puissant et rauque retentit suivit d'un autre court et saccadé. Plus loin un long cri, plainte mélancolique venu du fond des âges, vibra dans l'air. Un autre fit trembler le sol tout autour de nous. La forêt n'était plus que rugissements, brames transportés par le vent… Puis une suite de chocs, d'entrechocs et de longs souffles sauvages résonnèrent au fond des bois, ultime bataille pour la conquête d'une biche. C'est alors que dans la clairière tachée de lune, il apparut. Il portait haut ses bois sombres avec des maîtres andouillers longs, courbes, magnifiques. Sa robe maculée de sang, le port altier, debout sur ses quatre pattes, il avançait dans l'herbe, sûr de sa victoire. Il se tendit, le corps dressé vers le ciel, leva sa tête, et la gueule grande ouverte poussa un cri, un cri guttural d'une extrême intensité qui nous transperça et résonna dans toute la montagne : le chant de la victoire en cascade ... il était l'élu, le roi de la forêt. Tout allait s'apaiser, la harde était préservée. La lune se leva sur la crête, il s'enfonça vers les arbres et la nuit finit par l'absorber. 

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