Par Françoise-Gailliard-Ghezzi. le mardi 13 avril 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

L'instant d'avant

Ils me poussent, me bousculent, les coups, les insultes m'assaillent de tous côtés. Je sens leurs gueules puantes, leurs crachats qui m'aveuglent. Je butte. Ils me rattrapent sans ménagement. Dans mon dos, les menottes me griffent. Ils s'arrêtent en pleine rue. Le chef fait signe aux autres de s'écarter. Il me met en joue.

Il ne va pas me buter, ce chien !
Est-ce une manoeuvre ? S'amuse-t-il à me faire peur ? Je les ai entendus tout à l'heure : on doit m'interroger. M'emmener où ? Si c'est pour une séance de torture, je préfère en finir tout de suite. Et ce photographe, là devant moi, qu'est-ce qu'il fout ce voyeur ? Ma vie pour un scoop !
Mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?
Au village on vivait bien, tous en famille, ma femme, nos parents et nos trois enfants. On trimait dur dans les rizières mais on mangeait à notre faim. On élevait même un cochon. Et puis, il a fallu qu'ils arrivent, ceux du Vietkong. Pas moyen de leur échapper. Obéir, obéir sous la menace, c'est tout ce qu'on pouvait faire. Pas question de refuser, ni de trahir ou c'était la mort assurée pour nous tous. Avec ceux du Sud, de l'autre côté, on était pris entre deux feux.
Et me voilà tout seul. Personne pour me tenir la main, comme au mourant qui expire au milieu des siens. Ceux que j'aime ignorent tout et sont loin. Il n'y a que haine autour de moi.
Et Dieu, où est-il ? A quoi bon le prier, je ne le sens nulle part.
Ma chemise me colle comme un suçon, mes biceps se tétanisent, ça tressaille dans mes mollets. Ne pas vaciller. Ca tambourine, ça s'accélère dans mes tempes et au même rythme des marteaux me pilonnent la poitrine. J'étouffe. C'est vrai, il faut respirer, combien de temps encore ?
Mais qu'est-ce qu'il attend ? Tire, bon sang et qu'on en finisse. Non, je ne veux pas. Si, et qu'on n'en parle plus. Non, mais je veux vivre moi...
Tu as le droit de croire à la vie, infime espoir, qui sait ? Inconcevable imminence. Refuse-la si tu veux. Non, tu ne dois pas flancher devant eux, garde ta dignité. Mon Dieu ! Et qu'est-ce qu'ils vont faire de mon corps ? Le jeter aux chiens ? Déjà l'oubli...
Et puis, c'est comme un brouillard ; tout à coup, je ne sens plus rien, ni souffrance, ni regret. Je flotte dans un espace soyeux. Ma tête ne sait plus penser, une sorte de vide bienheureux.
- Alors, tu tires ?
Comme c'est étrange ! Je les vois tous autour de moi. Je me sens léger et si serein. Je plane au-dessus de la scène. Le type, en bas, étendu, avec le sang qui coule et forme une marre sur le goudron de la rue tellement indifférente, ce type-là, enfin libre, c'est moi.

Françoise Gailliard-Ghezzi. 

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