Par Didier Tricou le lundi 30 décembre 2019
Catégorie: Textes d'ateliers

L'Épiphanie de Mai

Nous étions rois et le savions à peine. Miséreux mais fiers, ambitieux sans espoir. Melchior venait du Niger, Gaspard du Burkina Faso, moi, du Mali. Un village près de Bamako.

C'était en 2019 selon le compte des Occidentaux. J'avais 17 ans et travaillais sur le port de Tanger. Des petits boulots, durs, sales, pénibles, pour payer les passeurs. Mon père m'avait confié toutes ses économies mais ça ne suffisait pas, loin de là. Il voulait que j'échappe à la misère, à l'intégrisme, à Boko Haram, à l'exploitation des multinationales, à la corruption de l'État. Depuis que j'étais tout petit, il me disait que j'étais un prince, que nous descendions d'une lignée royale, que le grand-père du grand-père de son grand-père avait été un grand seigneur dans l'Empire du Mali. D'ailleurs, je suis un Keita, du Bambara, l'ethnie la plus noble du pays.

Mes amis ont à peu près mon âge. Melchior est un Peul, Gaspard un Bobo. A leur façon, eux aussi descendent de lignées princières, mais eux aussi ont été contraints de migrer pour survivre. Nous nous sommes rencontrés en faisant les dockers et sommes rapidement devenus inséparables, unissant nos efforts pour réussir à traverser et nous réconfortant dans les moments de doute.

En quelques mois nous avons réuni les sommes nécessaires et avons embarqué à Ceuta, disant Adieu à l'Afrique. Puis, ensemble, nous avons traversé l'Espagne pour arriver en France, notre but. Ce n'est pas que le pays nous attirait plus qu'un autre, nous n'avions guère d'illusions sur l'accueil que nous recevrions, migrants parmi tant d'autres, mais au moins nous parlions la langue !

A Nîmes nous avons été accueillis et hébergés par une association. On nous a aidés pour les démarches administratives et nous avons pu prendre le temps de nous adapter à ces nouveaux lieux, cette nouvelle vie. Au bout de quelques semaines, Gaspard est parti à Paris où il a trouvé un travail de manutentionnaire dans un grand supermarché. Quelque temps plus tard, nous l'avons rejoint.

Il faut dire que, si nous tenions à conserver notre culture, nos racines, nous étions aussi fermement décidés à nous installer en France, ne voulions pas retourner vers la misère.

Et le temps a passé… Sans réelle effervescence, mais sans heurts, aussi. Melchior a fait venir une amie d'enfance et ils se sont mariés. Gaspard a épousé une Française, moi une Camerounaise. Nous nous sommes accoutumés à la vie Parisienne, et, si, parfois, la nostalgie du soleil et des grands espaces nous étreignait, il faut bien reconnaître que nous avons eu une vie heureuse.

Nous avions réussi, chacun dans son entreprise, à prendre quelques responsabilités, monter en grade. Avec nos épouses, nous avions une vie sociale, participant à des activités diverses, nous investissant dans des associations. Nos enfants travaillaient bien à l'école, faisaient du sport, de la danse ou du théâtre. En fait, nous étions vraiment habitués à vivre à l'Européenne lorsque les événements ont commencé.

C'était en 2048, vous le savez. Au début, nous n'avons pas vraiment pris conscience de la révolution qui s'opérait. Bien sûr, nous étions convaincus de la course au néant dans laquelle les grandes entreprises et les décideurs de tout ordre nous entrainaient, nous percevions la nécessité d'un changement de paradigme, nous avions écouté les scientifiques et autres leaders d'opinion, comme Pierre Rabhi et sa sobriété heureuse, mais comme la plupart d'entre nous, nous espérions que ça allait changer sans trop intervenir nous-mêmes…

Tout est allé très vite. Lorsque, sous l'impulsion de Nelson Sedar Touré, les pays d'Afrique se sont réunis en un seul État fédéral, le monde entier, à l'exception de quelques dirigeants réactionnaires, a été à la fois surpris et subjugué. Les dirigeants africains, conscients que cette fuite en avant ne pouvait que mener à la catastrophe, ont décidé de revenir à une conception plus simple et naturelle de la politique et de l'organisation sociale. Et ils ont été suivis par l'ensemble de la population.

Exit la recherche systématique du profit, du pouvoir. Finis les déplacements incessants, bannie la surconsommation à l'Occidentale. La nature, la lenteur, le temps, l'amour, la vie, ont repris le dessus. Seule l'Afrique avait su garder assez de bon sens et de naturel pour franchir ce pas. Il a suffi de chasser les dirigeants corrompus et les grandes entreprises occidentales et chinoises. Bizarrement, tout s'est fait en douceur, comme si l'instinct de conservation de l'espèce humaine avait spontanément pris le dessus.

Petit à petit, d'autres pays, en Asie d'abord, puis en Amérique du Sud, en Europe, ont suivi l'exemple de l'Afrique, mais cette évolution a surtout été rendue nécessaire aux dirigeants par les mouvements de population qui s'étaient déclenchés dès le début : ça a pu paraître insensé, à l'époque, mais tout à coup, en moins de 10 ans, les flux migratoires se sont inversés. Les habitants des banlieues pauvres, d'abord, puis d'autres couches de population se sont décidés à fuir pour rejoindre l'utopie africaine. Jusqu'à ce qu'enfin la plupart des pays au monde adoptent les mêmes règles, les mêmes comportements.

Pour moi, ça a été comme une révélation. Bien sûr, avec mes amis et nos familles, nous avions eu la chance d'échapper à la misère, mais ces bouleversements ont résonné comme un appel. Nous sommes repartis tous ensemble, en 2055, pour rejoindre nos villages. Nous avons repris les coutumes et habitudes de nos parents et grands-parents. Avec les bénéfices du progrès, bien sûr, l'aide des matériaux actuels et des énergies renouvelables, mais surtout l'idée de produire et consommer seulement ce dont nous avons besoin….

Et nous sommes heureux !

Je rajouterai avec fierté qu'à la demande des habitants du village je vais retrouver mon titre de roi. Bien sûr, c'est un peu folklorique, peut-être essentiellement une référence à notre histoire, à nos anciens, mais j'ai accepté avec plaisir cette nomination et les charges qui vont avec : celles d'aider mon peuple dans sa quête du bonheur.

Gaspard et Melchior, chacun dans son village, ont déjà reçu cet hommage, et, pour mon immense joie, ils seront ici, avec moi, aujourd'hui, 6 Mai 2062.

Balthazar Keita
18/12/2019

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