Par Stéphanie R. le samedi 5 novembre 2022
Catégorie: Textes d'ateliers

L'attente

Londres. 9 H du matin. Au dernier étage d'un bâtiment de briques marron de Cleveland Street, la fenêtre du toit en pente, baignée de soleil, renvoie une lumière blanche aveuglante. Sous le toit, dans une chambre minuscule, un jeune homme est assis à son bureau. Il allume son ordinateur et hume le parfum de noisette qui s'échappe de sa tasse de café fumante. Il affectionne particulièrement ce moment du matin où il prend le temps de savourer son café et de ne rien faire d'autre. Mais ce matin, son breuvage ne lui apporte aucun plaisir. Aurait-il dosé son café plus fort que d'habitude ? Pourquoi cette sensation d'un cœur à l'étroit dans sa cage et ces jambes qui s'agitent sous sa chaise ?
De l'air, il a besoin d'air. Il monte sur sa chaise et ouvre l'unique fenêtre de sa chambre, le Velux en sous-pente. Un ciel bleu profond, comme une promesse de vacances à la mer, est collé à la vitre. L'air s'engouffre dans la pièce, il frisonne, inhale lentement, les narines dilatées, puis inspire de nouveau, plus profondément, plus rapidement, il aspire l'air goulument, la bouche grande ouverte, comme un cri à l'envers, avec l'exaltation du prisonnier qui apprend sa libération prochaine. Au fond, il sait pourquoi : aujourd'hui, mercredi 21 avril 2021, il va rencontrer pour la première fois ses collègues de bureau. Il y aura Clara, Myra, Ganesh, Jenna, et même le grand chef Tom. Il va les voir en vrai, sans écran d'ordinateur interposé. Cela fait six mois qu'il besogne dans une chambre à peine plus grande qu'un placard, à un bras de son lit et 3 enjambées de sa porte. Il n'en peut plus. Pourtant, il ne se peut pas se plaindre. Après quelques entretiens d'embauche par Zoom, il a trouvé un travail dès la fin de ses études, entre les deux premières vagues de la Covid. En télétravail bien sûr ! Il ne pensait pas qu'en s'installant à Londres, la ville le prendrait en tenailles et enfermerait les habitants chez eux.

L'horloge de l'ordinateur affiche 9 h 05. Clara ne devrait pas tarder à appeler. Il se regarde dans le miroir vertical collé à sa porte d'entrée : il a une certaine allure avec son pantalon de toile beige, son polo vert pomme et le pull en coton à col en V qu'il avait pliés avec soin la veille sur le meuble du lavabo. Aujourd'hui, pas de jogging ou caleçon, pas question de négliger les hors champ des visioconférences. Il mettra aussi ses nouvelles chaussures, des baskets en cuir noir pour le travail offertes par ses parents au dernier Noël.

9 h 15. Clara est un peu en retard. Il devrait ouvrir ses fichiers et travailler en parallèle, mais ce matin, c'est au-dessus de ses forces. L'énergie folle qui monte en lui électrise son corps, inonde son cerveau, le saoule. Il songe à dérouler son tapis de sport et faire quelques pompes salvatrices quand la sonnerie de l'ordinateur retentit. Clara apparaît en portrait sur l'écran.

— Salut, Alex, comment ça va ?
Le jeune homme prend une inspiration et se redresse.
— Salut Clara, ça va. C'est fou, allons-nous vraiment nous rencontrer aujourd'hui ?
— Oh mon dieu, s'exclame-t-elle dans un petit rire nerveux, en détachant les syllabes, je comprends ce que tu veux dire, je comprends EXA CTE MENT !

Alex se demande si elle a deviné qu'il est prêt à démissionner si la compagnie ne reprend pas de bureaux pour travailler en présentiel, mais Clara poursuit, un peu plus fort :

— On dirait que oui, on va se voir, on va tous se retrouver, c'est incroyable, j'ose à peine y croire !

Le flot des mots s'accélère, les mots jaillissent par saccades, le rire stupéfait laisse place à la colère :
— Les filles à temps plein à la maison et le boulot… à se lever à 4 h du matin ou travailler jusqu'à minuit… la bouffe matin midi et soir… les devoirs, ces satanés devoirs… mon mari en visio toute la journée… si les écoles n'avaient pas réouvert, j'aurais divorcé ou démissionné !

Alex est figé, il n'a jamais vu Clara, habituellement si calme et positive, dans cet état. Elle se racle la gorge et s'essuie les yeux, dit « pardon, je me suis un peu lâchée, je suis désolée que ça soit tombé sur toi comme ça… ça va mieux maintenant », il hoche la tête, compatissant, lâche « t'inquiète, on est tous à cran ». Silence. Ils se regardent. Les derniers mois ont été difficiles. Ils ne l'ont jamais autant réalisé que maintenant. Ils ont tout de même tenu bon. Alex ouvre le fichier dont ils devaient discuter et le partage sur l'écran. Clara commence l'analyse du fichier Excel « Analyse économique client », souligne les points qui doivent être retravaillés, explique avec patience les méthodes de travail à Alex. Sa voix est assurée et son visage bienveillant. Analyse, rigueur, concision sont les maîtres mots, ceux qui viennent d'être dits sont à oublier.

En raccrochant, le jeune homme fixe l'heure qui s'affiche à l'écran. 10 h 30. Dans exactement 2h, il sera à assis au restaurant Chez Antoinette, à Covent Garden. Il fixe son fichier, mais les chiffres se mettent à danser devant ses yeux. Des pensées surgissent, impérieuses, et mobilisent son attention. Dans 2h, il va enfin pouvoir serrer la main de Tom, le big boss. Il admire le charisme de cet orateur brillant, sa façon de construire ses plaidoiries en ne laissant aucun argument au hasard, son sens de l'humour qui tourne en ridicule les attaques de l'adversaire. Il n'est pas étonnant qu'il convainque si souvent les juges dans les cours d'arbitrage. Alex ouvre un deuxième fichier, à la recherche d'une formule de micro-économie, mais c'est Clara qui s'impose à son esprit. Devrait-il lui serrer la main ou l'embrasser ? Y a-t-il une procédure à suivre lorsqu'on a développé chaque jour, dans l'intimité d'espaces privés, une proximité aussi forte avec sa supérieure directe ? Et qu'en est-il des aux autres collègues ? Jenna sera-t-elle plus sympathique sans écran interposé ?

Son téléphone sonne. C'est Martin qui appelle pour donner l'adresse du pub où toute la bande se retrouve ce soir. Il dit qu'il a des nouveaux amis à lui présenter. Martin parle de tout et de rien, d'une voix excitée, et Alex sent son cœur cogner plus fort dans ses côtes. Il est contaminé par la joie, il jubile, la Covid, c'est fini !

À 11 h, Alex met ses nouvelles chaussures et quitte sa chambre. Dans la rue, l'air est léger, les femmes portent les premières robes d'été colorées, les tables des restaurants sont pleines et débordent d'éclats de rires bruyants. Il prend son temps pour absorber l'effervescence qui l'entoure, les passants qui se pressent et se bousculent, les taxis qui klaxonnent dans les embouteillages. Londres est une ruche en perpétuel mouvement, elle bourdonne comme à son habitude, comme si rien ne l'avait paralysée ces derniers mois. À Covent Garden, Alex avance au milieu de la foule, il ne réalise pas qu'il est tout proche de Chez Antoinette. Il est sur le point de dépasser le restaurant quand il aperçoit Clara dans une trouée. Elle est sur la terrasse, près de la table qui a été réservée, elle le voit aussi. Il s'avance, elle lui ouvre les bras et l'embrasse, ouf, c'est elle qui a pris l'initiative, c'était simple finalement, puis Tom s'approche tout sourire, la main tendue. Alex presse sa main dans la sienne et doit contenir sa surprise : le grand chef lui arrive à l'épaule ! 

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