Par Cécile Gravellier le mardi 15 juin 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

Joséphine

Joséphine

Lorsqu'elle arrive le matin, la nuit est encore noire et froide. Elle déteste l'hiver !

Ce froid qui lui traverse les os, ce ciel bas et gris qui lui cache le soleil, cette nuit qui tombe au milieu de l'après-midi, elle n'a jamais pu s'y faire, à croire qu'elle a le soleil dans les gènes ! Cela fait déjà deux ans qu'elle ne peut pas payer le voyage pour rentrer chez elle, parce que même si elle est née ici, chez elle, son pays, c'est là-bas, dans son île du soleil et elle a beau multiplier les épaisseurs de vêtements, il y a toujours une part d'elle qui cherche la chaleur ! Les seuls moments où elle se réconcilie un peu avec ce froid, c'est lorsque Mia veut faire un bonhomme de neige. Elle doit se forcer pour l'aider mais la magie de ces étoiles qui tombent du ciel opère presque à chaque fois et l'émerveillement de sa petite fille qui tente d'attraper les flocons, fait le reste ! Heureusement, il ne neige pas chaque année !

Après s'être changée, elle prépare son chariot et commence ce qu'elle appelle sa tournée. A cette heure-là, il y a encore peu de voyageurs, certains sont avachis sur les banquettes, d'autres s'y sont faits un lit de fortune et peu à peu, au fur et à mesure que le jour se lève, les halls se remplissent de gens un peu endormis et encore silencieux. Tout se remet en route doucement, dans une ambiance calme, ralentie, quelque chose qui reste encore de la nuit. Les gens lui disent bonjour, parlent doucement, il flotte une odeur de café !

Elle se dépêche, il ne faut pas qu'elle soit en retard, elle doit être présente sur sa zone de travail avant que la foule n'arrive. Cette foule qui va et vient toute la journée, comme une colonie de fourmis, dans un mouvement incessant, le nez en l'air, l'œil fixé sur les panneaux lumineux pour ne manquer aucune information, ces voyageurs reliés à leur indispensable valise à roulettes ou croulant sous le poids de leur sac à dos, et qui ne la voient pas. Cette agitation, ce mouvement, ça la fatigue ! Ce n'est pas son rythme ! Elle, elle avance plus lentement, le dos courbé sur son chariot où il n'y a ni valise, ni sac à dos mais plutôt des balais, des chiffons, des seaux, des sacs poubelle. Elle fait ce qu'elle a à faire, loin de la tension du départ. Elle n'est pas là pour le voyage.

Pas à pas, elle fait son travail, passe un chiffon sur les banquettes, vide une poubelle, aligne des fauteuils, tourne et retourne d'un mouvement précis, son grand balai pour ramasser papiers et mégots, en veillant à ne pas déranger les gens, s'excusant d'une voix douce lorsqu'elle croit l'avoir fait. Son geste est sûr, elle est attentive à ce qu'elle fait.

Les premiers temps, elle avait eu du mal avec cette salle d'attente gigantesque, ces couloirs interminables qui lui brisent le dos, cet endroit lui paraissait tellement dur, tellement froid ! Mais avec le temps, elle s'était habituée, et puis, les gens sont gentils !

Lorsqu'elle passe devant les bars et les restaurants, au moment où les serveurs préparent leur salle, elle a presque toujours droit à un signe de la main ou un petit mot en passant : « Alors Joséphine ! ça va ce matin ? », « Eh ! Joséphine ! Toujours aussi belle ! ». Elle leur répond par un éclat de rire sonore et repart avec un peu de chaleur dans le coeur.

Elle aime plaire et le matin, lorsqu'elle essaie de dompter la masse de sa chevelure en une tresse savante, il lui arrive de penser à eux. Y'en a même un, un jour, qui l'a invitée à prendre un verre, mais ça elle n'a pas osé, elle a dit non, il avait l'air gentil pourtant !

Mais aujourd'hui, c'est lundi et le lundi maintenant c'est un jour un peu spécial ! Aussi, elle ne prend pas le temps de s'arrêter et se presse d'atteindre la zone de transit, où se trouvent les agences de voyage et les bureaux des compagnies étrangères. Là où pour elle, tout a commencé il y a quelques semaines !

Alors qu'elle était absorbée par son travail, perdue dans ses pensées, un matin, en levant les yeux, elle était tombée en arrêt devant ce qu'elle avait d'abord pris pour un tableau, tellement c'était beau. Elle avait vu le bleu d'abord, le bleu lumineux des toits en forme de dômes, elle ne pensait pas que c'était possible de faire des toits de cette couleur! Sur une place, il y avait trois monuments gigantesques, avec des portails d'entrée impressionnants recouverts de céramiques et de motifs comme des écritures. Sans doute des palais ! Elle n'imaginait pas qu'on puisse vivre dans une splendeur pareille ! Dans quel endroit du monde se trouvait une telle merveille ? Elle était restée là un moment, éblouie, puis elle était repartie vers son travail, emportant comme un trésor ces images et ce nom de Samarcande, qui depuis résonnait dans sa tête comme une formule magique capable de l'emmener vers des paysages inconnus.

A partir de ce jour, elle s'était mise à mieux les regarder ces affiches, à guetter leur renouvellement ! Tous les lundis, c'était comme un jeu ! Elle allait de l'une à l'autre, émerveillée, comme Mia lorsqu'elle regardait des livres d'images et se les racontait.

Après Samarcande, il y avait eu l'Alhambra à Grenade qui l'avait enchantée, elle en avait gardé l'eau, partout, les fontaines, et puis le calme et la chaleur. Elle avait été impressionnée par le désert, par la beauté de ce sable rouge mais s'était sentie perdue, oppressée, devant cet espace beaucoup trop grand pour elle ! Elle préférait cette ville dont les fleurs des arbres, d'un rose si délicat se reflétaient dans l'eau !

Le soir, de retour à la maison, Joséphine s'installait dans le lit avec Mia et elle lui racontait les histoires de ces mondes lointains, les sourires de ceux qui les habitaient, les odeurs épicées des maisons, le vent chaud dans les arbres, les nuances de la mer. Elle ne savait pas toujours dans quelle partie du monde se situaient ces lieux et puis souvent, elle oubliait les noms, mais l'une et l'autre, elles se nourrissaient de ces couleurs, de ces horizons et de la beauté que leur offraient ces paysages. D'une affiche à l'autre, elles s'inventaient des voyages à la géographie incertaine. A leur manière, elles parcouraient le monde.

Les seules affiches dont Joséphine ne parlait pas, c'était celles qui vantaient la beauté des sommets enneigés, c'était plus fort qu'elle, le froid, même en images, elle ne pouvait pas ! Rien qu'en voyant la neige, elle était transie ! Ces images-là ne la faisaient pas voyager ! Et d'ailleurs, si quelqu'un inspectait de près son travail, on aurait remarqué qu'autour des destinations ensoleillées, l'environnement était plus propre, plus soigné, que lorsqu'il s'agissait de montagnes où elle s'attardait beaucoup moins.

Elle avait toujours une sorte d'excitation quand le lundi matin arrivait. C'était comme pour un rendez-vous, son cœur battait un peu plus vite que d'habitude, elle se demandait ce qui l'attendait, quelle allait être sa prochaine étape !

Aussi lorsque ce matin, en arrivant au bout du couloir avec son chariot, elle avait vu cette énorme masse blanche qui semblait venir à sa rencontre, elle s'était arrêtée, déconcertée par ce qu'elle voyait, un morceau de sucre aux dimensions hors normes, une île flottante posée sur l'eau, qui avançait majestueusement. Enserré entre des montagnes, un mur de glace !

A un autre moment, elle aurait fui ce paysage, elle ne l'aurait même pas vu… mais là, il n'était plus question de froid ! Une telle impression de force se dégageait de ce géant qu'elle restait là, immobile, totalement subjuguée par cette masse et ces teintes bleutées, comme hypnotisée. Elle emplissait ses yeux de ce bleu, le bleu laiteux du ciel, le bleu acier de la mer et puis un bleu surnaturel ! Le bleu translucide qui émanait des failles du glacier, dans un camaïeu de couleurs, du bleu clair au bleu turquoise et dans lequel elle retrouvait son lagon.

C'était comme une réconciliation ! La Patagonie, le monde du bout du monde, disait l'affiche. Mais, plus que les autres, ce paysage lui était proche. Le bleu appelait le bleu. Elle se laissa envahir par ce glacier de tous les extrêmes et entra dans l'image. Le véritable voyage commençait ! Elle s'installa avec Mia sur le dos du monstre, comme sur un radeau et ensemble elles affrontèrent les éléments, fouettées par le vent, la pluie incessante et la mer déchainée, elles défièrent le froid ! Et dans cette immensité qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle connaissait, assourdie par le vacarme des morceaux de glace qui se fracassaient dans les eaux de la mer, une joie profonde envahit Joséphine, ce froid-là en valait peut-être la peine !

Au bout du monde, elle avait retrouvé son île !

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