Par Françoise-Gailliard-Ghezzi. le lundi 3 juillet 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

Grotesque goyesque

La Célestina au rictus parcheminé lui souffle quelque chose à l'oreille. La main cachant ses lèvres, la jouvencelle étouffe un rire coquin. Constanza, dans la prime fraîcheur d'une salade au jardin, le cil qui volète, le menton enfantin, le front insolant si lisse, la chevelure luisante comme châtaigne, se veut enjôleuse.

Déjà, ce tendron prend des poses qu'elle prétend lascives, loin de concurrencer l'allure d'une panthère alanguie sur un sofa, et tente des oeillades aussi peu convaincantes que les facéties d'un ouistiti.
Son regard, moins lumineux qu'un cierge à la madone, ne vibre pas plus qu'une guitare aux cordes arrachées. Dénuée d'éclat, sa grâce vulgaire, annonce une future splendeur faisandée.

Affublée d'un prognathisme de crocodile, la mandibule tombante, la vieille laisse entrevoir la béance ébréchée et nauséabonde d'où s'échappent et rebondissent les paroles de rouerie, la cautèle, les sentiers louvoyants menant à l'objet du désir. Les feintes, elle en a bien usé, autrefois : elle en rit encore, la Célestina. Et ses bajoues, flasques et pendouillardes, gélatineusement tressautent de jubilation victorieuse au souvenir de tout ce gibier piégé dans ses rets. Conquérante, elle le fut du temps de sa gloire. C'est qu'on apprend vite quand on ne possède pas le moindre maravédis !
Dans sa période faste, opulente, débridée, elle fut l'élue d'un ténor dont elle s'obstine à chevroter les grands airs. Elle fut même idolâtrée par un matador, qui provoquait sa terreur à chaque passe périlleuse, mais la laissait béate de dévotion à contempler l'arrogance de sa tournure et la morgue de sa croupe captive en son habit de lumière.
Oh ! tous ces amants, dont quelques uns inoubliables, elle en respire encore le musc et, de ses bras à la chair flétrie, en enlace l'image floutée d'un crépuscule d'hiver. Les doigts noueux, tremblants, glissant sur sa poitrine défunte, elle les revit, ces mains avides qui la pressaient, la caressaient. Et son ventre en frémit sous ses hardes calamiteuses.
Aujourd'hui, ses entrailles jadis fourragées par d'arrogants conquistadors, et un jour meurtries pour en expulser l'hôte innocent, se sont desséchées sans jamais enfanter.

Plus tard, insidieusement, se faufila le reptile de la décadence, subtile et lent glissement de ses certitudes, cruelle mue vers le renoncement, l'humiliation, la résignation, affligeante répudiation de ses talents d'ensorceleuse.

Elle s'en releva en mettant son art au service des filles à marier. Invitée d'honneur aux noces gratifiant le succès de ses pourparlers, l'entremetteuse recueillit moult espèces trébuchantes : judicieusement, elle les dilapida.

Désormais, elle enseigne ses artifices à qui veut, pourtant, son regard se brouille, et ses pupilles lactescentes au fond de leurs cratères bleuis, peu à peu lui voilent la clarté du monde. Alors, il faut qu'elle touche. Et, de ses griffes crasseuses à la corne striée, elle se cramponne à l'étoffe de la manche couvrant le bras juvénile à ses côtés. Elle tâtonne jusqu'à palper la narquoise sérénité du décolleté, remonte le long de l'insoutenable perfection du cou, sent la rondeur insouciante des perles de nacre et, sous ses phalanges racornies, reconnait les pendentifs perçant les lobes satinés.

Agacée, Constanza repousse brutalement l'instrument, osseux, chiffonné, tacheté, de cette curiosité désarçonnée. Oui, celle qui faisait tomber les coeurs ne peut tomber plus bas ; seulement, Constanza l'ambitieuse, pressent que la Célestina peut encore lui servir. Alors, elle patiente, mais dès qu'elle n'en aura plus besoin, elle la jettera, encombrante raclure, pour s'élancer comme la barque sur l'eau. Alors, adieu les postillons infects, les jupons dont les chiens même s'éloignent, l'haleine à faire fuir un cheval au galop, l'intrusion des doigts qui veulent voir et savoir, la jalousie tapie sous le compliment. Dieu la garde de devenir ce pantin à la caboche brinquebalante frisant la calvitie, attifé d'immondes chiffons, linceul prémonitoire. Elle, elle fera mieux. Elle sait le pouvoir de l'oeil qui invite, du buste qui se penche, du pied qui se cambre. Convaincue qu'il y a lieu de faire prospérer ses appas, elle est prête à livrer son corps au stupre pour cueillir le fruit convoité. Aucun compromis n'est à écarter. Contrairement à ses cuisses qu'elle ouvrira à l'homme du peuple comme à l'aristocrate. Espérant toutefois, par ses bonnes manières acquises avec avidité au fil de ses accointances, attirer le plus souvent le noble héritier. Et jusqu'à l'homme d'Eglise. N'a-t-elle point ouï dire que plus d'une belle de nuit avait baisé l'anneau cardinalice avant que de se faire baiser ecclésiastiquement ? Les voies du Seigneur sont impénétrables !

Mais tout doux, se garder des outrances qui font perdre l'esprit. Et ne jamais se départir du flair aiguisé d'un chien de chasse pour détecter le sillage du chacal qui s'approche à pattes feutrées sous ses oripeaux de soupirant.
Faire enfler son pécule. Débourser à bon escient pour se parer au mieux, porter robe de satin, bustier brodé, peigne en écaille et mantille en dentelle de Bruges, se familiariser avec le beau-parler.
Pour enfin parader triomphante aux arènes, au bras d'un hidalgo qui lui sourit, tandis que d'un poignet nonchalant, elle fait de son éventail, palpiter la soie qui chatoie.
Elle est là rêvant, ravie. La vieille s'est assoupie.
Saisissant son miroir, elle y surprend un reflet louangeur, y entrevoit une glorieuse destinée. Elle glousse, se lève et disparaît, abandonnant la maquerelle qui s'est prise à ronfler.

Françoise Gailliard-Ghezzi 

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