Par Dominique J. le samedi 21 novembre 2020
Catégorie: Textes d'ateliers

Est-ce ainsi que le temps s'échappe ?

I

- 9h. Je me suis réveillée tard ce matin. J'ai oublié de t'éteindre hier soir. Je ne voulais pas rater le début du film sur Arte : « L'étrange histoire de Benjamin Button » avec Brad Pitt et Cate Blanchett ? Que me dis-tu de ce film ? Réalisateur David Fincher, ça je sais.. Tiens, le scénario a été écrit d'après une nouvelle de Scott Fitzgerald. Je me suis endormie avec l'image de cette femme âgée berçant le bébé qui a été son grand amour... Deux êtres dont les vies se déroulent en sens inverse : l'un retourne petit à petit au néant d'avant la naissance et l'autre s'achemine vers une vieillesse qu'ils ne partageront pas. Très beau et très troublant...

- Je vais me faire un thé.

- Thé raté. J'ai oublié d'utiliser de l'eau filtrée. Il avait un très mauvais goût.

- Mais tu t'en moques non ? Je m'aperçois que de plus en plus je m'adresse à toi commesi tu allais me répondre. Et tu ne me réponds jamais. Rassurant ou frustrant ? Que ferais-je si tout à coup d'une voix grave tu me disais que je te casse les pieds avec toutes mes histoires ? Dans quelques années peut-être ce sera le cas. Ne te fais pas d'illusion, le temps passe pour les machines comme pour les humains et bientôt tout en toi sera désuet : ta forme, tes touches, tes fonctionnalités ! Ne t'en fais pas, vieillir on s'y fait.

- Allez courage, il faut que j'écrive une lettre aux voisins. Je leur ai déjà dit plusieurs fois que leur lierre envahit de plus plus le toit de l'appentis, que bientôt il va arriver sur celui de la maison et qu'ils doivent le tailler mais ils ne font rien. N'y aurait-il pas un modèle quelque part au fin fond de ta colossale mémoire ?...

- Il pleut ça y est ! Tant mieux j'ai un prétexte pour ne pas sortir.

- As-tu un message pour moi ce matin ? Non, tant pis ! Tu sais, je te préfère au facteur,ce jeune abruti qui dépose le courrier dans la boîte le plus vite possible sans attendre que je sorte de la maison. Celui d'avant entrait chaque matin prendre un café et on papotait. Maintenant, c'est avec toi que je papote et c'est pas mal non plus. Déjà 11h ! Je dois finir cette lettre avant de déjeuner. Le modèle que tu m'as fourni me convient. Je vais l'adapter un peu et « basta » !

- Finie ! Je l'imprime, une enveloppe et je la posterai cet après-midi. Allez, je te quitte pour la pause déjeuner. Pas faim ! Il faut se forcer m'a dit le médecin. Alors je me force.

- J'ai écouté Radio classique pendant le repas. Deux oeuvres de Mozart qu'il a écrites alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Magnifiques ! J'aimerais revoir Amadeus. Tu dois avoir quelque part la bande annonce...

- L'après-midi va être plus agréable. La pluie s'est arrêtée. Le soleil est palot en ce mois de novembre. Pas regardé les nouvelles ce matin. Je m'accorde dix minutes pour le faire et après je vais à la poste.

- J'ai rencontré Monique Monnier. Elle a encore insisté pour que j'aille jouer aux cartes dans la salle municipale. Pas envie. Je préfère être seule qu'avec tous ces vieux. Quand je les vois, je me vois et c'est pas beau à voir ! Elle m'a fichu le bourdon. Je vais aller allumer le poêle. Il commence à faire froid.

- Qu'est-ce que je cherchais hier ? La carte de la Norvège car j'ai du mal à situer tous les lieux évoqués par Ian Guillou. Bergen... Les Fjords... J'ai longtemps rêvé d'aller en Norvège. On devait y aller l'été où je me suis séparée de Jacques. Bête non ? J'aurais dû le faire au retour. Non, il m'aurait gâché le voyage !

- La nuit est tombée. Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vais chercher un verre d'eau.

- Zut et zut, je t'ai inondé d'eau. Mes mains sont de plus en raides. Tout a l'air de fonctionner heureusement. Si tu étais en panne, je ne sais même pas où aller pour te faire réparer. Je vais rechercher une adresse et la noter... Je n'aurais pas cru qu'il y avait autant de dépanneurs en informatique dans le coin...

II

- 18h. Je vais allumer toutes les lampes car cette heure me donne le cafard. J'ai toujours détesté ce moment de la journée... Sauf en été, quand Marc et Zoé étaient petits. Engourdis par la chaleur et les bains de mer, nous restions les derniers sur la plage. Les mouettes la survolaient. C'était notre moment à nous. Plus de cris. Seul le bruit des vagues continuait à nous parvenir. Le château de sable n'était pas fini et l'océan allait l'engloutir. Les remparts construits pour le protéger n'y feraient rien mais le lendemain les enfants en reconstruiraient un autre. J'ai pris une photo un soir à ce moment-là. Les enfants étaient assis sur l'observatoire des maîtres-nageurs. Où est-elle ? Voyons... Photos... Année...2O08... Non ! 2009...La voilà ! Comme ils sont beaux. Ils clignent des yeux, éblouis par le soleil qui a commencé sa descente vers l'horizon... Magnifique. Si tu savais comme j'ai aimé ces vacances avec mes petits enfants ! Tu dois avoir aussi toutes les photos des différents châteaux de sable... Regarde, celui-là était magnifique. La plage était immense. Une seule fois nous l'avons parcourue d'un bout à l'autre...

- Oh ! Comment s'appelait ce que l'océan déposait sur la plage ?... Laisse de mer ! « Accumulation par la mer de débris naturels (coquillages, algues, os de seiche, oeufs d'animaux marins...) ». Laisse de mer, si j'oublie, tu me le rappelleras n'est-ce pas ? Les images de ces lignes irrégulières que formaient tous ces débris sur le sable, je les ai très clairement en mémoire et pourtant le nom m'échappait. Heureusement que tu es là !- 20H. J'ai fermé les volets. Tout est silencieux dehors. Quelle idée d'avoir quitté Paris pour venir ici. Envie de campagne et d'un jardin. Belle idée ! Revenir à Paris ? Même pas la peine d'y penser... Quels programmes à la télévision ce soir ?... Bof ! Je vais lire.

- Ce soir je n'oublie pas de t'éteindre et de te brancher au secteur pour tes mises à jour.

Dominique Jarrau

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