Par Anne-Marie Dufes le lundi 16 décembre 2019
Catégorie: Textes d'ateliers

ELLE S'APPELAIT ELISKA

Nouvelle écrite dans le cadre de l'atelier en  2018.

Lorsqu'Evzen lui avait proposé de venir diriger "La Moldau", Zoltan n'avait pas hésité une seconde. Il aurait traversé la terre entière pour jouer la musique de son compositeur favori. Il était l'invité d'honneur de l'orchestre symphonique du théâtre national de Prague, sur les lieux même où Smetana avait composé cette partition. C'est là que tout est arrivé et qu'elle est entrée dans les pages de sa vie.

Par un matin d'automne, un matin de "presqu'hiver", Zoltan arriva à la gare de Prague. Dans le jour naissant, la brume enveloppait le paysage, une brume dense, ocrée, presque palpable où flottait une odeur de lignite qui recouvrait d'une peau à la fois âcre et suavele corps de la ville.

Ilmarcha lentement vers Staré Mestro, une chambre l'attendait chez son ami Evzen, le pianiste spécialiste de Smetana. L'écho de ses pas résonnait sur le pavé, il lui semblait y entendre une sorte de prélude sans qu'il sache encore où cette partition allait le conduire. Lorsqu'il s'engagea dans le quartier de la vieille cité, un léger brouillard s'élevait et semblait caresser les toits des maisons estompant le jour. Sur la place Malé Namesti la grille en fer forgé qui entoure la margelle du puits se voyait à peine, une atmosphère laiteuse rendait les silhouettes des passants évanescentes. Tandis qu'il admirait l'immense beffroi, les tours jumelles de Notre Dame de Tyn et la coupole de l'église Saint Nicolas se fondaient dans le cotonneux de l'air, il lui sembla apercevoir une ombre féminine qui traversait la place, telle une naufragée, laissant flotter derrière elle son étole rouge. Il s'engouffra dans la rue Jilska et pénétra dans la porte cochère au numéro 6, dissimulé dans l'ombre, il se retourna, une présence semblait le suivre, la rue était déserte... le monde lui avait toujours semblé rempli de signes imperceptibles, de notes, de souffles alternés de silence qui volètent au gré du vent et s'immiscent dans l'air tout près de nous. Signes qui nous entourent, nous envahissent, et que nous percevons à la faveur d'un frêle moment de silence.

Ce matin là, Zoltan vivait le présent dans l'évidence de la joie. Il monta les escaliers en colimaçon au rythme des notes de la Moldau, ouvrit avec délicatesse la porte d'entrée et pénétra dans l'appartement d'Evzen. Dans le hall, sur un guéridon s'épanouissait un bouquet de colchiques, et un tapis rouge aux formes géométriques donnait une touche de couleur à un intérieur dont l'atmosphère de paix, de clarté contrastait avec la brume de l'extérieur. Il déposa ses bagages dans la petite chambre et s'assit sur le lit. Par la fenêtre qui donnait sur le boulevard les bruits de la rue montaient crescendo. Il resta à écouter la cité s'éveiller, les klaxons et les cris des passants se mêlaient aux aboiements des chiens. Peu à peu une sensation douce et chaude sembla remonter du passé, une caresse dans la bouche qu'il avait déjà ressentie lui fit tourner la tête, il aperçut sur la table un plat bleu ourlé d'un filet d'or avec des gâteaux "Trdelniks". Il se souvint alors de sa tournée en Bohème avec son ami. Dans cette odeur de cannelle qui enveloppait ses sens il revoyait tout, les concerts, les spectateurs debout, les longs séjours en bus... il lui fut reconnaissant d'avoir eu cette délicate attention. Sur labibliothèque en noyer une photo de Smetana vieillissant, l'œil vif derrière ses lunettes rondes, veillait sur la pièce. Il s'approcha, tira quelques partitions et les parcourut, les notes chantaient dans sa tête. Quelle intensité ! Une photo tomba sur le sol. Il se pencha et la ramassa. Un portrait en noir et blanc, une jeune femme qui regardait au loin, une inconnue qui pourtant lui semblait familière, un regard si triste et si tendre qu'il ne pouvait s'en détacher: il tenait entre ses mains toute la beauté du monde. Une étrange sensation envahit Zoltan. La photo était devenue une nouvelle partition à déchiffrer. Il sortit aussitôt, descendit jusqu'au fleuve avec une joie fébrile. Il courait presque, il fallait qu'il rejoigne le théâtre, il fallait qu'il joue. La présence et le regard de cette femme flottaient sur les berges, l'allegro vivace du fleuve se mêlait au flot de sa pensée.

Dans le ruissellement de l'eau tout se mêlait, les notes de la Moldau, les vieilles complaintes des bateliers et des flotteurs de bois de jadis. Qui était-elle ? D'où venait-elle ? Un ostinato de questions l'envahissait. A l'écoute du chant cristallin de l'eau sur les pierres et dans la contemplation de la lumière du ciel projetée sur l'onde, il tentait de saisir l'imperceptible présence qui le précédait au cœur de la ville, présence unique, mais tellement évidente. La mémoire de l'eau dans ses reflets lui donnerait-elle une réponse ?

Au fil de l'onde, il entrevit les trois îlots, écrins de verdure reliés par le pont Legii ; au-dessus, dans le ciel se détachait la coupole aérienne ceinte de sa couronne d'or, tirée par quatre chevaux de bronze, enfin le théâtre lui apparut dans toute sa splendeur imposant sa silhouette au fleuve qui coulait à ses pieds. Lorsqu'il arriva dans un état second pour la répétition avec l'orchestre, Evzen était là, qui l'attendait dans l'immense hall. Après les accolades d'usage, il se mit au travail. Emporté par le mystère de la présence, les notes s'envolaient sous sa baguette dans un voluptueux crescendo et les méandres de sa mélodie suivaient d'imperceptibles lignes qui se mêlaient à son souffle et aux battements de son cœur. Tantôt l'ovale d'un visage se dessinait dans le pizzicato du premier tableau, la source, tantôt la légèreté d'une silhouette dans la brume se devinait dans les legati du deuxième tableau. Il était alors porté par le rythme de ses sensations et celui de la musique. Désormais, elle était présente dans les notes comme un imperceptible ostinato. Evzen l'interrogea sur la couleur de son jeu qui avait changé, Zoltan se contenta de sourire.

Le soir tombait quand ils se séparèrent. Songeur, il remonta lentement le fleuve. Tandis que la lumière du crépuscule dorait le paysage, la Vitava offrait un allegro d'étincelles qui éclaboussaient les berges. Au léger clapotis de l'eau se mêlaient les chansons des buveurs de bière attablés dans la taverne au coin de la rue tandis que le tintinnabulement des tramways faisait sonner les quais de leur andante joyeux. Zoltan se perdit dans la lumière finissante et le violet de l'ombre. Peu à peu l'odeur des premiers feux de poêle le ramenèrent à la réalité. C'était décidé, demain il irait consulter les archives de Smetana au musée de la musique à Mala Strana, peut-être apprendrait-il quelque chose. Il voulait vraiment savoir qui était la jeune femme au portrait.

Dans le matin frais, il traversa le pont Karl, les eaux du fleuve gardaient encore le noir de la nuit, les pierres des quais étaient humides, couleur d'ébène, quelques branches charriées là jonchaient le sol et les foulques y cherchaient leur nourriture. Des mouettes planaient, lançant des cris stridents, qui couvraient les bavardages cliquetants des colverts qui volaient au ras de l'eau en martelant celle-ci à coup d'ailes. Était-elle passée ici? Avait-elle aussi entendu cette musique? Au passage Zoltan caressa la statue de Jan Népomucène de ce même geste calme avec lequel il savait mener l'orchestre vers l'andante. Il sentait la rugosité du bronze travaillé par les pluies sous ses doigts, sensualité du temps. Il se pencha sur les eaux du fleuve et entendit la complainte des larmes silencieuses de Jan mêlée au ruissellement du cours d'eau.

Les derniers réverbères de Mala Strana s'éteignirent et la colline de Pétrin dessina sa silhouette mordorée dans le ciel. Soudain les cloches de l'église St Nicolas se mirent à sonner et les cents clochers de Prague lui firent écho en une symphonie cristalline qui portait les pas de Zoltan descendant la rue Karmelistka. Dans les vergers et les vignobles de Pétrin qui surplombaientle musée de la musique le rose du ciel s'éteignait et laissait place à un bleu délavé, les feuilles rougeoyantes des arbres tombaient en murmurant sous les caresses du vent. A l'hôtesse qui l'accueillit, il demanda à consulter les archives de Smetana ; il s'installa confortablement dans un fauteuil en cuir et fit défiler les pages jaunies par le temps. Il passa là de longues heures jusqu'au moment où, au milieu de copies dépareillées de la Moldau, un titre attira son attention. En lettres manuscrites, à demi effacées, il lut "Viola", la partition paraissait inachevée... ses yeux glissèrent au bas de la page où une adresse était notée, il s'empressa de la recopier avant de remettre le tout à la responsable.

"3 Bis rue Valentinska". Ces quelques mots restèrent gravés dans sa mémoire toute la journée et il lui tarda d'être libre après la répétition pour arpenter le quartier juif avant de rejoindre cette adresse. Lorsqu'il arriva devant la synagogue Pinkasova, elle était là. Il se sentit à nouveau happé par sa présence, traversa le porche, flottant dans un largo lumineux. Les pas de Zoltan sur les pavés de granit gris résonnaient au rythme de son cœur. Longeant le cimetière, il vit la brume bleutée du soir se poser sur les tombes en un léger voile mauve qui recouvrait l'enclos. Les stèles parsemant l'herbe vert tendre lui rappelèrent que la vie était là, par delà la mort, le visible s'y transcendait tout imprégné de l'invisible car nous sommes faits de la chair des autres, de cescorps qui nous ont précédés et nous ont engendrés. Dans le bruit des graviers qui crissaient sous ses pieds Zoltansembla frôler le sens premier et toucher la beauté du monde.

Fugacité d'une présence. Fulgurance de la vie.

Lorsqu'il arriva au 3 bis, les battements de son cœur s'accélérèrent en un vivace qu'il ne maîtrisait plus. Il allait au devant de quelque chose d'essentiel, qui précède l'instant d'éternité touchant au sacré de la vie. Il sonna et un vieil homme apparut. Zoltan lui expliqua sa requête. Il ne parut pas surpris, et le conduisit dans un petit bureau où des documents étaient méticuleusement rangés sur des étagères en noyer. Il sortit d'une bibliothèque un coffret noir où était inscrit le nom de Smetana, il le tendit à Zoltan et se retira pour le laisser seul. Ce dernier l'ouvrit avec recueillement et se plongea dans la lecture des opéras commentés par le compositeur.

Au fond du coffret, au milieu d'ébauches de partitions, se trouvait un petit paquet ceint d'un ruban rouge qu'il dénoua. Et là, une lettre jaunie couverte d'une encre violette :

Mon Amour

Il me tarde de terminer la dernière partition. Elle s'appellera "Viola", elle t'est dédicacée et tu pourras bientôt travailler dessus. Je te confie "Le baiser" et "Le secret" que tu connais déjà, tu sais combien ces pages nous sont précieuses.

Je me sens bien fatigué et tu me manques tant. Je te serre contre mon cœur.

Ton aimé et dévoué

Smetana

Un léger froissement de tissu se fit entendre, un bruissement ténu, là, juste derrière lui. Zoltan se retourna.Surgie d'ailleurs, une silhouette se détachait dans l'embrasure de la porte, presque transparente mais si intensément présente.... Ses yeux regardaient Zoltan, des yeux dont le regard vous saisit et ne vous lâche plus, des yeux qui vous enlacent avec une douceur infinie. Zoltan la fixait, comme envoûté.

C'était la photo devenue réalité. Le passé et le présent unis en un même lieu et une même personne. Sa voix chaude comme un écho se détacha dans l'air:

"C'était mon arrière grand mère...elle était la librettiste de Smetana. Eliska. Elle s'appelait Eliska."

Désormais tout restait à dire, tout restait à écrire ...

Ou plutôt, tout restait à vivre. Ad libitum.

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