Par Myriam G. le lundi 20 novembre 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

Dominos

Et il y a la portière de la coccinelle ; rouge, lustrée, tel un rubis dans une vitrine de bijoutier. Elle est là, son orfèvrerie : quand le vrombissement du moteur s'arrête, la ventilation s'enlise dans le sommeil, elle sort de sa voiture. Elle sourit. Ses poumons dilatés par un air de campagne natale ; souvenir de son premier souffle au renfort d'un splendide Mas en pierre franche. Celui-là même qu'elle regarde. Celui-là même dont les fissures sinueuses du temps s'appliquent à décimer ses contours. Celui-là même dont le lierre sauvage remonte le long des parois pour en souder les abat-jours. Un instinct primaire lui dit de rester debout, pour la suite. C'est ce qu'elle fait, elle aussi, les chaussures enracinées dans l'herbe humide de la rosée. C'est ce qu'ils feront tous, se dit-elle. Tous ceux qui naîtront ici, lorsqu'elle aura fait de cet héritage, un hommage à sa destinée.

Et il y a la porte battante de la cuisine. Seuil d'un autre monde, d'une échappée étoilée. Elle est ici, au-dessus de la marmite : petite astronaute aux armes aiguisées. Les sens enivrés de parfums cosmopolites. Elle s'applique. S'exprime. Le goût, c'est sa mission apostolique. Un couteau qui cisaille, une viande saisie au vif sur la poêle, la lame du mixeur qui tourne comme un disque de vinyle... les préparations crépitent, son pouls bat au rythme de cette fanfare habile. Infantile. Tout ceci est une danse, finalement. Elle danse comme elle respire les particules fines qui s'échappent de sa marmite. Son œuvre. Son message. Sa prière, qui, tendrement, s'en va rejoindre les cieux, porteuse du plus beau des messages : la création elle-même.

Et il y a la porte coulissante de la salle de bain. Le regard de celui qu'elle aime, ses cheveux de jais embataillés. Il s'appuie contre la double vasque, s'empare de la mousse à raser. Elle l'observe lisser les contours de sa mâchoire, tranquille... Sur le fil. En équilibre au-dessus du vide. L'amour est un funambule. Un idéal somnambule qui déambule par-dessus le crépuscule. Elle le comprend alors qu'il s'habille et boutonne les poignets de sa chemise. Son parfum aphrodisiaque, juste là sous la fibre blanche du tissu bientôt estompé par la brise. (Pensées paradisiaques...) Elle voudrait se changer en libellule, partir avec lui, se poser sur son épaule. Demeurer fragile tout près de lui. Il ouvre ses ailes pour lui dire au revoir. Il la serre. Elle voudrait éteindre la lumière, qu'il fasse encore nuit. A son oreille, il murmure qu'il sera là avant minuit.

Et il y a le portillon. Celui de l'arrière-cour de tante Elsa. Timide, elle s'avance. Des fantômes heureux viennent lui conter l'histoire des lieux. Tente Elsa était propriétaire de ce théâtre où se sont joué les plus grandes comédies de sa génération. Les tragédies elles, le temps les a emportées, ça n'a plus d'importance. Elle s'embronche le pas sur un tracteur de jeu en plastique. Celui-ci s'était garé là, près du barbecue où trainent encore des ustensiles rouillés, comme les pieds de la table en fer du jardin. Elle s'en va prendre assise sur la balancelle. Ses rouages grincent, fatigués de valser entre passé et présent. Les fantômes s'installent tout près, et font venir à elle quelques fragments de fragrances venus d'antan : l'éclosion du magnolia au mois de mai, la graisse de la chair à saucisse qui suinte sur les grilles du barbecue, la terre labourée par le jardinage du dimanche, l'humidité de la rosée un matin de novembre, les effluves de crumble alors qu'ils jouaient tous tranquillement au ballon près de la fenêtre de la cuisine, le rameau fraîchement coupé un jour de Pâques. Ou bien les cendres d'un feu de camp encore chaudes, frémissantes, comme le furent leurs esprits après une nuit blanche inoubliable. Tout est bien mort dans l'arrière-cour de tante Elsa. Et pourtant rien n'est triste. Rien n'est vide. Parce que tout a vécu. Tout a été accompli.

Et il y a la porte de ma chambre, le carrelage froid qui la délimite, mes paumes de main posées à plat sur sa paroi : elles soutiennent mon menton et ma tête lourde de ses innombrables dettes. J'observe à plat ventre cet unique bandeau de lumière sous le cadrant. La poignée semble être à des milliers de kilomètres, dans un désert blanc, une terre promise où la promiscuité que je partage avec ce cafard existentiel ne serait plus qu'un mirage envoutant. Je suis aussi loin de tout que près de rien, bloquée dans un carrefour dimensionnel aux directions alambiquées. Je ne crains pas le froid, tant mon corps est engourdi de rêves inachevés, tant il m'est impossible de saisir cette poignée. Je me souviens, petite j'aimais les dominos. Je les mettais en rang de sorte que mon doigt, joueur, les fasse s'évanouir en de jolies arabesques. Les portes, c'est un peu comme les dominos : si tu fais tomber la première, la tienne, les autres tombent aussi. Et la voie est ouverte. La voie pourrait être ouverte... 

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