Par Jean-Francois Dietrich le samedi 9 septembre 2023
Catégorie: Textes d'ateliers

​De tout mon cœur

Il était assis dans un large fauteuil de cuir, du vrai cuir. Il avait posé les bras le long des accoudoirs, s'était assis bien au fond du siège, le dos calé sur le dossier à peine incliné. Il se sentait heureusement pas à sa place, une douce escroquerie, l'enfant dans le magasin de jouet désert.

Il jetait quelques regards curieux à la dérobée en veillant à prendre un air suffisamment blasé pour qu'on ne le remarquât pas. Quand tout est fait pour votre service comme ici, il pensait qu'il devait convenir de montrer une insatisfaction constante. Tout le contraire de ce qu'il avait connu habituellement, où on s'exclame du moindre petit bonheur qui sort de l'ordinaire. « Mamie a fait une tarte au chocolat, Hourrah ! », « Cet été, on va en vacances à la mer au camping de Bray Dunes, Pas de Calais, Ouais !! »

Le serveur de l'hôtel s'avance vers lui et demande ce qu'il souhaite commander. Le naturel revient vite, il sourit, il bredouille qu'il attend quelqu'un, qu'on lui a donné rendez-vous, qu'il commandera plus tard, il s'excuse et sourit encore. Le serveur de l'hôtel repart sans autre question.

Les bonheurs s'enchainaient depuis peu. Son internat de chirurgie qui se passait au mieux, le fameux professeur Garoz qui acceptait de diriger sa thèse et qui l'invitait à l'accompagner à ce Congrès international. Et enfin ce rendez-vous à prendre un verre avec lui et un de ses anciens collègues dans le salon de cet hôtel de luxe.

Le jeune homme attendait.

Ils sont assis tous les trois désormais.

— J'ai lu l'article. Très bien !

— Merci.

— La photo aussi. Originale.

— Oui. Au début, j'étais un peu déconcerté par les demandes du photographe. Me mettre debout sur une table d'opération, en blouse blanche… mais finalement ça rend bien.

Le professeur Garoz, cheveux gris, coupés courts, visage bronzé, taille svelte, sourit, satisfait.

Son ancien collègue fait dans l'élégance négligée, à demi chauve mais les cheveux un peu longs dans le cou, une barbe savamment mal rasée.

— Il a du talent le photographe. Tu parais dix ans de moins.

Il sourit, satisfait.

Un temps de silence entre eux.

— C'est toujours ça de pas pris rétorque l'autre.

Le jeune homme sent qu'il est sorti du magasin de jouets. Garoz et son invité étaient arrivés séparément mais en même temps, ils s'étaient serrés dans les bras l'un de l'autre, une tape dans le dos, cher camarade, mon cher ami. Garoz avait regardé le jeune homme, « Vous ne buvez rien Thomas ? et sans attendre de réponse, « mais nous on a soif ». Il avait levé le bras, le serveur était arrivé aussitôt, « Un perrier citron, avait commandé Garoz et un whisky avait dit l'autre.

— C'est la consécration pour toi. Le portrait titre ! Au début on veut sauver le monde, puis on veut sauver quelques personnes et on finit par avoir son portrait dans International Médical Revue.

Le professeur s'amuse :

— Ton accent anglais est toujours aussi percutant. J'avais le même au collège.

L'invité boit une gorgée de whisky, se tourne vers le jeune homme.

— Mon cher futur confrère, voyez-vous, il est allé deux ans aux Etats Unis, au Boston Hospital, depuis il parle anglais comme un vrai chirurgien américain.

Le jeune interne hésite, doit-il sourire, on l'appelle futur confrère, arrêter de sourire, il sent une ironie peut-être, il a soif.

— J'avais travaillé mon anglais bien avant que d'aller à Boston. Il ne suffit pas de parler et écrire correctement l'anglais pour publier des articles, il convient également de s'exprimer aisément, notamment lors des congrès. C'est une marque de professionnalisme.

— Sans doute.

Monsieur Chauve se retourne encore vers le jeune homme :

— Mon cher jeune futur confrère, pensez-vous donc que lorsque moi, j'exécute des arthrodèses de jeunes scoliotiques, mon piètre accent dans la langue de Shakespeare soit un handicap, sans mauvais jeu de mot.

Le jeune homme voudrait être au camping de Bray Dune, en famille.

— Tu déformes mes propos. Tu n'as jamais admis qu'il est aussi important d'exercer correctement son métier que de savoir également le partager.

Garoz se tourne vers son thésard :

— Il faudrait enseigner cela dans nos facultés, n'est-ce pas ?

— Mais c'est toi le professeur d'Université, le Conférencier international, le grand manitou de la chirurgie cardiaque, à toi de leur délivrer le message sacré du « Je vous en mets plein la vue ».

Nouvelle gorgée de whisky.

Garoz soupire. Grande gorgée de Perrier citron. Reposer le verre. Léger claquement.

— Voilà, il recommence. Présenter ses travaux, offrir ses connaissances, ce n'est pas de la prétention, c'est faire œuvre de médecine. C'est un parcours.

— Un parcours, ironise l'autre. Tu as dit le mot juste, oui. Et quand tu parles de ton parcours, tu en présentes toutes les étapes ?

Ils regardent tous trois les verres sur la table basse, n'y touchent pas.

— Nos verres sont presque vides. Tu reprends un whisky ? Il lève le bras

L'homme chauve se redresse.

— Non, merci. Je ne bois un whisky que lorsque je viens te voir en conférence internationale, enfin quand c'est en France. Je prends un whisky pour me souvenir du bon vieux temps, de nos jeunes années, de notre internat. Savez-vous cher jeune collègue, que votre maitre de thèse et moi avons fait notre internat de chirurgie ensemble,

Il ne tourne même plus la tête vers le jeune homme maintenant. Son regard est fixé sur son ancien collègue, Professeur Emérite du Boston Hospital.

— C'était au siècle dernier. Nous étions jeunes, pleins d'illusions, d'envie, de morgue.

Le serveur de l'hôtel s'est approché.

— Trois Perrier Citron. Ca y'est, tu as fini ta litanie ? Il me la ressort à chaque fois que l'on se revoit.D'ailleurs, je me demande pourquoi il vient me voir.

Garoz ne regarde plus le jeune homme non plus, il a le regard rivé sur son très cher ami.

Un rire sec, forcé qu'il transforme en petite toux.

L'autre :

— Trois Perrier citron, comme tu y vas ! Tu as toujours été dans la démesure. Grand conférencier, grand chirurgien, grand bosseur, grand séducteur, grand buveur…

Cette fois, il regarde le jeune homme qui lui à cet instant voudrait être chez Mamie pour manger de la tarte au chocolat.

— Vous, les jeunes médecins, vous êtes devenus raisonnables, responsables, et puis, on vous demande des comptes et on vous traine possiblement au tribunal ! Les temps ont changé. Tellement.

L'éminent professeur se lève à demi.

— Je ne vais pas trainer, c'est demain que je présente mon allocution et je voudrais revoir quelques slides.

— Tu pars déjà ? Tu ne peux pas te sauver comme ça.

Il se rassoit.

— Pas sans dire à ton invité toute la richesse de ton parcours, tes multiples expériences, tes réussites mais aussi tes échecs ou même tes erreurs. Car on fait tous des erreurs n'est-ce pas, rien de ce qui est humain ne peut être parfait. Jeune homme, oui, même votre grand maitre ici présent a commis des erreurs. Une surtout.

— Ta gueule. Ca suffit. Tu as trop bu.

— Je n'ai pris qu'un whisky. Et je ne vais pas opérer.

— Ta gueule !

Garoz s'est levé brusquement cette fois.

L'autre se lève lentement.

— Oh, je sais que tu as tellement envie de me balancer ton poing dans la tronche mais cela risquerait d'abimer tes mains si précieuses, qui ne carburent plus qu'au Perrier Citron apparemment.

— Ta gueule.

Sourdement.

Le jeune homme s'est levé aussi, il essaie de pousser son fauteuil mais n'y parvient pas, il veut dire bonsoir, n'y parvient pas, il ouvre la bouche, aucun son, il veut faire un signe de tête pour saluer, n'y parvient pas et il s'enfuit vers la sortie de l'hôtel.

— Comment as-tu osé, devant lui !

— Mais quand vas-tu enfin le dire ?!

— Le rapport m'a innocenté.

— Oh, les rapports, surtout à l'époque…

Regard contre regard.

— Accident opératoire. Point. Maintenant la question est close.

— Tu as raison, je vais arrêter. Je ne viendrai plus te voir. Je te laisse grimper sur les tables d'opérations, en blouse blanche, pour les photographes.

Peu après, le serveur de l'hôtel arrive avec ses trois Perriers citron. Les fauteuils en cuir, en vrai cuir, sont vides.

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