Par Hélène J. le jeudi 20 juin 2024
Catégorie: Textes d'ateliers

Amour et Figatelli

Ils étaient deux, toujours ensemble, aussi unis que dissemblables ; voici leurs portraits et leurs caractères extraordinaires…

Elle, Colomba, veuve PRUNELLI, tenait une gargote dans les environs de Bastia.

Une Gitane maïs au coin du bec, avachie au bout du comptoir comme un crocodile faussement assoupi, elle surveillait le bistrot d'un œil vorace. Au moindre verre vide, crac ! Elle se précipitait sur sa proie. La bouteille de tord-boyaux à bout de bras, elle se penchait généreusement pour servir le client et même si son balcon bien garni donnait quelques signes de faiblesse, pour l'instant, la balustrade résistait mieux que celle du stade Furiani.

C'est qu'elle avait l'œil, la PRUNELLI ! Elle savait y faire ! Avant qu'il n'ait eu le temps de poser la main sur son godet pour dire stop, le consommateur ramolli était déjà resservi. Quand son expérience de la capacité d'entonnage de chacun lui disait : celui-là, il est mûr ! elle extirpait de ses lèvres son mégot racorni, crachait un panache de fumée âcre, envoyait valdinguer une huître verdâtre dans la sciure agglomérée par ses déjections volcaniques et sifflait le quidam en enfilant deux doigts jaunis dans son gosier. Avec la majesté d'une reine d'Egypte, elle étendait lentement le bras, décrochait le bout de crayon calé sur son oreille droite, en suçotait le graphite et faisait mine de calculer le nombre de barres tracées dans son calepin. Soudain, elle aboyait d'une voix de rogomme le montant de l'addition, arrondi d'avance d'un pourboire amplement mérité par son service haut de gamme.

Du matin au soir, elle besognait entre les tables exhibant à chaque pas les deux orbes de son postérieur dont les tremblotements laissaient imaginer la consistance gélatineuse. Bien moulés sous le jersey rouge de cette Vénus Callipyge, le Monte Cinto et le Rotondo s'embrassaient patriotiquement.

Parfois, un malfaisant, espérant se rincer l'œil autant que le gosier, l'obligeait à grimper sur l'escabeau pour attraper une bouteille haut perchée. La Gorgone en furie, chevelure hérissée par d'innombrables indéfrisables, blasphémait comme un charretier mais s'exécutait : les affaires sont les affaires. Il fallait la voir cette équilibriste à la Botero, bras en l'air, dépêtrer ses mèches grisâtres des rouleaux de papier tue-mouche noircis de cadavres ! Les glaçons s'entrechoquaient dans le pastis. Les pommes d'Adam jouaient au yoyo, à la vue - et au parfum - de ses aisselles pubescentes. Pourtant, le clou du spectacle se situait plus bas.

De l'ourlet décousu par endroits, dépassaient deux mollets en ventre de lapin, deux saucissons emprisonnés dans le filet de ses bas-résille. Les lippes s'avachissaient, les glandes salivaires sécrétaient d'abondance, les yeux s'exorbitaient, dans l'espoir que l'une de ses jarretelles ripe sur la peau d'orange de ses cuisses blafardes.

Elle, du haut de sa pyramide, ce n'étaient pas 40 siècles d'histoire qu'elle contemplait. Non… Elle n'avait sous les yeux qu'une sale engeance de vicieux minables, convulsés jusqu'à l'apoplexie.

Tout ça à cause de feu son mari, l'adultérissime Giuseppe PRUNELLI !

Car le défunt l'encornait en douce. Ça, passe encore : sa discrétion l'honore. Mais ce fumier avait voulu trop en faire pour son âge. Résultat : mort d'épectase ! D'un coup ! Dans les bras d'une garce qui aurait pu être sa fille.

Ce jour-là, sa vie avait chaviré… Bel héritage qu'il lui avait légué ! Un infâme troquet bourdonnant de mouches à vermine avec, en prime, une bande de soiffards loqueteux ! Elle avait bien songé à se débarrasser du lot pour filer à Bora-Bora. Hélas, elle n'avait pas trouvé un seul jobard pour se laisser tenter.

Rêvant d'occire de ses propres mains le fantôme de l'odieux époux fornicateur, elle se vengeait en garrottant entre ses doigts épais la lavette grisâtre et visqueuse qu'elle passait, à la vesprée, sur le comptoir poisseux.

Lorsqu'enfin venait l'heure de tirer le rideau de fer sur sa misère, elle s'asseyait sur le seuil pour masser ses pieds, harassés de soutenir son exubérance charnelle.

En réalité, l'âpre femelle guettait dans la nuit le retour de son voisin, dont elle avait fait la connaissance par accident. Un jour, suite à une défaillance de la tuyauterie, une grande tribulation s'était emparée de tout le bar… Un exode biblique de poivrots, morts de peur devant la montée des eaux, proférant, en corse, des imprécations contre le diable qui leur pourrissait l'heure de l'apéro. Ce cataclysme diluvien avait alerté l'homme providentiel, celui par qui le miracle s'était accompli, à l'aide d'une simple clé à molette et d'un chalumeau.

Lui, le héros, c'était Hyacinthe CECCIULI, un demi-colosse à l'allure de tonneau monté sur deux jambes courtes, arquées comme des scampi et moulées dans des pantalons aussi collants que des boyaux de figatelli.

De sa chemise blanche, tendue à se déchirer, débordaient deux biceps tatoués approximativement d'une tête de maure, vestiges indélébiles d'un artiste de la Légion Etrangère. Des espaces béants entre les boutons s'échappaient des touffes de poils noirs, sauf dans l'interstice situé au-dessus de la ceinture, où se nichait le mystérieux vortex d'un nombril en tourbillon d'escargot.

Malgré d'inhumains efforts de contraction, ses abdominaux le trahissaient et son ventre en surplomb occultait ses génitoires, d'où, sans doute, ce geste compulsif consistant à vérifier, la main en coque, qu'elles étaient toujours là.

Affligé de deux gros orteils aussi proéminents que le Cap Corse, il était sobrement chaussé, été comme hiver, de confortables sandales en cuir tressé à la manière des anciens romains, si avachies qu'elles avaient dû appartenir à Jules César en personne. L'air y circulait librement, aussi ne risquait-il pas d'importuner autrui par ses odeurs d'escafignon.

Depuis l'histoire de la catastrophe hydraulique, Hyacinthe était toujours fourré chez Colomba car son élevage de porcs noirs lui laissait du temps libre. Une affaire de bon rapport, d'autant qu'il gérait toute la filière, de la naissance jusqu'aux figatelli. Il veillait lui-même à l'engraissement, rapportant de temps à autre, la nuit, encagoulé dans son 4x4, de longues housses étanches et bosselées dont les omnivores peu regardants dévoraient avec enthousiasme le contenu, jusqu'à la dernière phalange.

Tous les matins, il débarquait avec une saucisse noire et recourbée en guise d'offrande et venait prendre un café au bar, sous l'œil reconnaissant et enamouré de sa déesse potelée. Face au miroir constellé de chiures de mouches, son premier geste était d'arracher le poil coriace et récidivant qui poussait sur la monstrueuse boulette enchâssée à la base de son nez. Laquelle lui avait d'ailleurs valu le diminutif, en même temps que le surnom, de « Cecciu », autrement dit pois chiche en dialecte insulaire.

Afin de compenser cette disgrâce, Cecciu - Cècè pour les intimes - apportait un soin particulier à sa coiffure et à sa denture.

A l'aide d'élastiques récupérés sur des bottes de radis, il attachait sur la nuque une partie de la couronne de cheveux qu'il lui restait et collait le reste en travers de son crâne pour faire illusion.

Ce qu'il économisait chez le coiffeur, il l'investissait chez le dentiste.

Contre l'avis de Colomba qui trouvait cela de mauvais goût, il s'était fait aurifier, à la façon des tziganes, plusieurs vénérables chicots. Lorsque, dans la moiteur des siestes estivales, un rayon de soleil subreptice se glissait par la fente des volets mis en espagnolette, il arrivait que Colomba fût aveuglée par les dents anacamptiques de son amant. Elle posait alors, à l'instant suprême, le revers de la main sur ses paupières en capote de fiacre et lui bourdonnait à l'oreille : « Ta bouche, Cècè ! »*. Il avait ainsi pris l'habitude de terminer son œuvre en expirant bouche fermée, comme les chœurs dans « Madame Butterfly » à la fin de l'acte II.

Par quel mystère les flèches de l'Amour avaient-elles percé le cœur d'une matrone mafflue et d'un Cicéron calamistré, nul ne le sait. Les voies de Cupidon sont aussi impénétrables que celles du Seigneur…

Hélène J. mai 2024

Atelier - A la manière de Léon Bloy

* ta mouche Tsé-Tsé 

Article en relation

Laissez des commentaires