Par Dominique B. le mercredi 4 août 2021
Catégorie: Textes d'ateliers

Absence

Quelques notes de musique et je suis morte.

Qui pourrait le croire ?

Quelques notes de musique seulement ?

Impossible ! Si, si croyez-moi !

Je marchais au hasard des rues, sans défense.

La douceur matinale promettait déjà la chaleur de la journée à venir.

Depuis des jours, des semaines, des mois, j'étais un soldat au front d'une épuisante guerre intime.

Chaque jour, redouter l'assaut des souvenirs.

Chaque jour, s'armer contre le chagrin.

Chaque jour, la mutilante absence.

Chaque jour au fond de la tranchée.

Étrangement tranchée de la part vivante de mon être…

Retranchée en pays de solitude.

Mais ce matin, soudainement légère, je m'étais projetée dans les rues avec l'envie de m'y égarer. De tout mon corps je voulais constater l'arrêt des combats. L'ennemie avait reculé dans la nuit et mon soulagement ressemblait au bonheur. Je marchais vous dis-je, offerte au soleil, un drapeau blanc sur le cœur. Je retrouvais enfin ma liberté, ma vie.

Mais je suis passée devant ce café aux fenêtres béantes, et les notes ont jailli.

Soldats en embuscade, rageant d'avoir longtemps attendu leur heure.

Juste quelques notes de tango argentin.

Le gémissement du bandonéon qui souffle l'histoire des hommes sans femmes, l'exil, les trahisons.

La jalousie et la haine qui rendent fous.

Les meurtres au corps à corps.

Le sang et le désespoir.

Le rouge et le noir.

Ce tango là n'était pas un soldat anonyme.

Ce tango là c'était nos corps dans la danse. Il était notre espace, notre chambre, notre lit.

L'Absence est un poignard.

Un long poignard effilé qui dort dans son fourreau.

Un coup net et précis, là, en plein cœur.

Et me voilà, invisible morte, figée sur le trottoir au milieu d'une armée d'inconnus.

À ce coin de rue, l'Absence et le tango m'ont fauché. La musique n'est pas un lieu à éviter. Un objet qu'il suffit de jeter au feu. Un vêtement à abandonner au fond d'une armoire. C'est une voyageuse qui arrive à l'improviste.

Alors je me suis relevée seule. Pas besoin de brancardiers. Il y aurait encore de nombreuses trêves avant que la paix ne soit signée.

Mais on ne meurt pas d'une attaque musicale.

L'absence serait désormais ma bête à apprivoiser.

Mais une bête, même sauvage, c'est toujours mieux qu'un poignard…

Dominique Beldame, Valleraugue, juillet 2021. 

Article en relation

Laissez des commentaires