La vielle dame s'est installée près de la fenêtre. Le rituel est immuable. Fauteuil, couverture, napperon, tasse, soucoupe, madeleine. La rue est calme, un peu laiteuse. Les étals du marché ont été démontés, les trottoirs laqués d'eau. Le ballet de patois élastiques, d'invectives recuites, de plaisa...
La lumière emplit soudainement la pièce. C'est une cuisine. Côté ouest, la fenêtre projette une ombre pâle sur les buissons du jardin. Côté nord, la porte en verre opaque se transforme en halo rayonnant. À son contact, Milo se plaque contre le recoin sombre du mur. Il ramène son bras le long de son corps, rentre la lame du cutter dans son fourreau, et attend, les sens en alerte. Il est presque invisible dans ses vêtements et sa cagoule noire. Mais à quelques secondes près, il aurait été trop tard.
Le verre de la porte est opaque, mais Milo remarque une anomalie, tout près du bord de la porte, un espace de la taille d'une petite pièce de monnaie qui a perdu de son opacité. Elle offre une vue sur la partie gauche de la cuisine, les placards, la fenêtre et le comptoir. Milo passe en revue le design élégant des meubles dont le beige contraste avec le marbre noir du comptoir. Un Thermomix, une machine à café de Longhi dernier modèle et un grille-pain en chrome rutilant complètent l'installation. « Du premium, que du premium, sourit Milo, ça vaudra bien une deuxième visite ! ».
À l'intérieur, une femme ouvre les placards, les tiroirs, saisit des bols, des ustensiles de cuisine avec des gestes vifs et précis. Milo entend les claquements rapides de ses talons. Il voit brièvement son visage lorsqu'elle s'avance vers ce qu'il imagine être le frigidaire. C'est un visage concentré, appliqué, tendu vers la tâche à accomplir alors qu'il en projette déjà la suivante. Elle met un plat sorti d'il ne sait où au four. Milo est ébahi. Il se demande si elle attend beaucoup de monde, ou s'il s'agit d'une seule personne, le monsieur Toret de la boite aux lettres peut-être ?
La cuisinière se retourne et jette un coup d'œil vers le haut mur d'en face. Milo devine qu'il s'agit d'une horloge murale, car elle sursaute, et les claquements de talons s'accélèrent. Ça doit être un dîner important et elle est en retard. Ou alors elle est toujours comme ça, le genre de personnalité en stress permanent. Milo s'amuse de ce spectacle, il aime observer les gens et déchiffrer ce que leurs gestes, leurs manières d'être révèlent d'eux. Il décide de rester un peu plus.
La femme sort de son champ de vision puis revient avec une nappe, des bougies et deux assiettes. Il la voit se pencher pour les disposer sur ce qui doit être une table. C'est donc bien un dîner pour deux, se dit Milo. Elle a reculé d'un pas et hoche la tête d'un air satisfait. Il se délecte à une idée qui surgit : et si c'était un rendez-vous galant ? Elle se donne tant de mal pour le préparer… Mais dans ce cas, où est donc l'élan amoureux qui pourrait adoucir ses gestes, la faire hésiter entre le bol rouge et le bol bleu ? Et puis… il manque sur le visage de la femme cet air langoureux qui veloute le regard. Si elle attend son mari, le couple ne doit pas être au comble de la passion. D'ailleurs, elle s'active comme si elle accomplissait une corvée.
- T'es pas une marrante toi. Tu as presque terminé de préparer un joli dîner, relaxe un peu ! Regarde, est-ce que je suis stressé moi ? Attends, où vas-tu comme ça… tu me quittes déjà ?
La femme réapparaît, élégante dans une robe ajustée qui met en valeur sa silhouette gracile. Elle a dénoué ses cheveux et s'est maquillée légèrement, ses pommettes rosées lui donnent un air juvénile. Milo la redécouvre comme s'il ne l'avait pas bien observée. Il est saisi par sa beauté. Elle s'appuie contre l'évier sous la fenêtre et son regard s'attarde sur le jardin. À quoi pense-t-elle ? De profil, il voit ses lèvres se sceller, ses bras se raidir et ses épaules remonter dans son cou. Elle a soudain l'air angoissé. Est-ce un sujet de discussion, une décision difficile dont elle redoute la discussion ? De l'orage qui gronde dans un décor parfait ? Il faut toujours se méfier des apparences !
Elle sort de nouveau de son champ de vision. Le Danube Bleu de Strauss fait vibrer les vitres et elle resurgit avec deux coupes de champagne tapissées d'une liqueur rouge. Elle les porte à ses yeux et rit de manière saccadée, tournant sur elle-même. Elle valse, tourbillonne lentement, avec grâce, elle est pâle et rayonnante, un astre lumineux et inquiétant, les yeux de Milo ne peuvent se décrocher de cette vision. Luna… je vais t'appeler Luna. Lorsqu'elle cesse de tourner, son visage s'est refermé et son regard est comme une lame.
Milo est tellement absorbé qu'il n'entend pas le bruit d'un moteur de voiture approcher. Un homme de taille corpulente avance à grandes enjambées dans l'allée, passe devant lui en contournant la cuisine. Il ne l'a pas vu. Milo soupire de soulagement. Elle baissé le son de la musique. L'homme, une véritable armoire à glace, pénètre dans la cuisine. Il regarde en direction de la table, dévisage la femme, il a l'air étonné. Milo voit leurs lèvres bouger, ils se parlent, il sourit large, s'avance d'un pas assuré vers elle et lui tapote gentiment la joue, le cou.
-Non, mais je rêve où il te prend pour un chat ? s'étrangle Milo.
Le molosse se penche pour l'embrasser.
- Oh nooooon, pas ça, on dirait La Belle et la Bête !
La femme se laisse étreindre puis se détache doucement. Elle tend les coupes de champagne, les verres se touchent, on dirait que les épaules de la femme se relâchent. Elle arbore même un petit sourire. Milo est confus. A-t-elle finalement une bonne nouvelle à annoncer ? Le couple s'est assis, et en se plaçant de biais sur la pointe des pieds, Malo parvient à voir le visage de la femme. Non, il n'y a pas de bonne nouvelle. Elle boit lentement et ne mange rien. Son visage s'est assombri, elle hoche doucement la tête, écoute, la mine tantôt impassible, triste ou consternée. Soudain, la table tangue dans un crissement de chaise. Bruit de vaisselle cassée. Malo manque de crier. Le buste de la femme traverse son champ de vision. Elle a dû s'adosser au mur. Vision furtive de rage, humaine, joues rouges et yeux exorbités qui passent comme un flash. Milo imagine le dos frêle de la femme si proche, à moins d'un mètre de lui. Il est tétanisé, immobile et impuissant, incapable de décoller son œil de l'orifice. Au mur qui vibre contre sa main, Milo devine que l'homme a attrapé la femme par le col de sa robe et qu'il la secoue, plaquant son corps contre le mur. Il entend des hurlements et des bruits sourds. Il lui semble entendre« JA MAIS ! » dans un bang bang bang. S'il te plaît Luna, supplie Milo, nie tout en bloc, n'importe quoi pour échapper à ce fou !
Une plainte mélodieuse s'élève puis s'évapore dans un silence soudain. Milo voit l'homme qui se met à tituber vers le comptoir et s'y appuie. Sa bouche est grande ouverte, mais le baryton a perdu sa voix, émettant un ridicule petit cri en filet. Il tourne la tête vers sa femme et semble lui ordonner quelque chose. Milo la voit traverser son champ de vision. Elle s'est sans doute placée face à lui, car l'homme regarde droit devant lui, le regard mauvais. Ses lèvres bougent.
- Luna, tire-toi vite, c'est le moment, qu'est-ce que tu attends ?
Elle ne semble pas bouger, car la brute continue de parler en regardant dans sa direction. Soudain, les yeux de l'homme s'écarquillent. Ses cils battent comme les ailes d'un papillon, de plus en plus vite, sa bouche forme un petit oh, sa main se porte à sa poitrine tressaillante, ses traits se tordent dans une grimace affolée.
-Luna, qu'est-ce qui… ?, bafouille Milo.
L'homme fouille sa poche de pantalon de ses mains tremblantes et un téléphone tombe au sol. Il se jette à genoux vers l'objet. Milo se met sur la pointe des pieds pour retrouver une vue plongeante sur le coin de la cuisine. Il voit une pointe de mocassin noir écarter le téléphone d'un coup sec. L'homme a attrapé un pan de la robe, le visage suppliant, mais elle détache ses doigts un à un puis balaye le tissu d'un revers de main. Lorsqu'il tombe au sol, elle s'agenouille près de lui. Milo les voit maintenant de profil. Elle déboutonne lentement le haut de sa robe. Le visage de l'homme semble se contorsionner, il la regarde comme un film d'horreur, fait non de la tête, non, non, non. L'épaule et le haut du bras de la femme se découvrent et Milo distingue les boursoufflures, les auréoles aux couleurs d'aube et de nuit, il imagine la poitrine marbrée arc-en-ciel. L'homme à terre lève le bras faiblement, tente de lever la tête, Milo aimerait entendre ce que ses lèvres murmurent, mais elle reboutonne sa robe, elle ne le regarde plus, elle se lève et quitte la pièce. Ne restent plus que Milo et l'homme à l'agonie. Milo s'enfuit et disparaît dans la nuit.
Commentaires